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A Mireille
Ce livre défend que les échanges sur internet et la création ont partie liée et propose d'organiser leur synergie. Il a été rédigé en interaction avec des membres du collectif La Quadrature du Net et des analystes des relations internet / création dans divers pays. Il a bénéficié des suggestions et critiques reçues suite à la diffusion d'une première ébauche en mai 2008 [10]. L'auteur a une dette particulière envers Phil Axel, Jean-Gabriel Carasso, Michelle Childs, Mario Ciurcina, Mélanie Dulong de Rosnay, Christophe Espern, Volker Grassmuck, Olivier Lejade, James Love, Juan-Carlos de Martin, Hervé Le Crosnier, François Pellegrini, Jonathan Piard, Marco Ricolfi, Gérald Sedrati-Dinet, Jérémie Zimmermann et les membres du Forum d'Action Modernités. Il remercie les critiques de ses propositions qui ont accepté d'en débattre avec lui, notamment Bernard Miyet et Pascal Rogard. Enfin, sa compréhension des contraintes spécifiques du cinéma doit beaucoup à la lecture de Pascale Ferran. L'auteur reste bien sûr seul responsable des propositions qui résultent de ces influences.
Les propositions de l'auteur reposent sur deux piliers: la reconnaissance des échanges ``hors-marché'' entre individus de représentations numériques d'œuvres; un mécanisme de financement mutualisé de la création et de sa rémunération. Les objectifs de ces propositions rejoignent ceux de la licence globale proposée en 2005. La façon d'atteindre ces objectifs est différente: elle a été corrigée, enrichie et précisée. Diverses options sont proposées lorsqu'elles sont compatibles avec la cohérence du dispositif d'ensemble.
L'introduction rappelle le contexte des débats actuels. Elle défend la nécessité d'envisager ensemble la liberté de certains types d'échanges sur internet et la mise en place d'une nouvelle source de financement et de rémunération de la création. Le deuxième chapitre discute des échanges ``hors marché'' entre individus sur internet, montre l'intérêt qu'il y aurait à les reconnaître comme légitimes et propose de les délimiter précisément. Le troisième chapitre discute de l'état des mécanismes de financement et de rémunération de la création. Il souligne la crise qu'ils traversent et défend l'intérêt de les compléter par une redevance payée par les usagers d'internet. Le quatrième chapitre compare différentes formes de financements mutualisés pouvant être envisagées. Sur la base de cette comparaison, il défend l'intérêt d'un mécanisme de licence accordant des droits d'usage aux individus. Le cinquième chapitre analyse les différents cadres juridiques applicables, des licences collectives étendues aux licences légales. Il analyse chacun des mécanismes du point de vue de leur compatibilité avec les traités internationaux et le droit européen. Le sixième chapitre discute les paramètres fondamentaux du mécanisme (œuvres incluses dans le mécanisme, droits et obligations des usagers, montant de la redevance, relation avec d'autres dispositifs). Le septième chapitre répond à certains arguments qui ont été avancés contre la libération des échanges hors marché entre individus sur internet ou contre la mise en place d'un financement mutualisé. Le huitième chapitre discute de la répartition du produit de la redevance entre médias, entre fonctions pour chaque média et entre contributeurs. Le neuvième chapitre analyse les modes d'observation des usages permettant une répartition juste des ressources collectées. Enfin, la conclusion esquisse quelques pistes pouvant conduire à l'introduction du mécanisme proposé
1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur.
Déclaration universelle des droits de l'Homme (1948), article 27
Les grands changements historiques, aussi radicaux soient-ils, s'installent sur une période assez longue. 70 ans après que les fondations de l'informatique aient été mises en place, 30 ans après la naissance des premiers réseaux universels d'échange d'information, on est encore loin d'avoir saisi la profondeur des mutations introduites. La diffusion réelle de ces techniques prend des dizaines d'années. Les changements qui en résultent ne deviennent perceptibles qu'au fur et à mesure de leur appropriation par les usages humains. Aujourd'hui encore, de nombreux commentateurs projettent d'anciens cadres de pensée sur les nouvelles activités. Ils analysent les échanges sur internet avec des outils intellectuels adaptés à l'étude de l'impact des photocopieuses sur l'édition de livres. D'autres analystes surestiment au contraire la portée des transformations en cours. Ils croient que des fonctions essentielles comme la recherche des productions de qualité dans une abondance de créations ou l'affectation de ressources aux activités créatives deviennent triviales dans la nouvelle situation.
Avec ce rapport, nous tentons une gageure: parler à presque tous, installer un cadre commun qui ne suppose pas de se mettre d'accord sur tout pour explorer ensemble les voies du possible. Lecteurs, il vous faut cependant consentir à de petits efforts. Si vous êtes sincèrement convaincus qu'un individu qui met un fichier numérique représentant une œuvre à disposition des usagers d'un réseau pair à pair est un pirate (celui qui s'empare par la violence des biens d'autrui) et que les œuvres saignent lorsqu'on les partage, nous ne vous demandons pas d'abandonner ces croyances. Acceptez cependant de lire la prose de ceux qui ont une autre vision de ces activités. Considérez leurs propositions et le soin qu'elles mettent à préserver ce à quoi vous tenez: la reconnaissance et la récompense de ceux qui contribuent à la création; l'organisation des filières qui permettent à certaines formes d'œuvres d'exister; l'accès de tous à la culture. Si au contraire vous pensez qu'à l'âge d'internet, la gestion collective ne sert plus à rien et qu'il suffit de laisser faire les échanges universels pour que les ressources nécessaires aux activités créatives se répartissent mieux qu'aujourd'hui, nous ne vous demandons pas de changer d'avis. Mais lisez avec soin ce qui suit, et demandez-vous si les solutions qui y sont esquissées ne garantissent pas ce qui est pour vous l'essentiel: le développement des activités propres à internet, leurs libertés constitutives, la coopération de tous à la production d'un objet commun. Vous tous, acceptez d'entrouvrir la porte qui donne sur ce qui est déjà notre présent: de nouveaux médias et de nouvelles formes d'œuvres dans chacun; un univers de pratiques culturelles qui rompt avec la séparation tranchée des créateurs et des récepteurs, des producteurs et des consommateurs; de nouveaux intermédiaires pour aider chacun à s'approprier ces nouvelles pratiques et assurer la qualité des activités communes.
Abordons ensemble deux sujets que les débats officiels sur la culture et internet ont pour l'instant refusé de traiter:
1. Comment peut-on rendre possible pour tous d'échanger librement sans but de profit les représentations numériques des œuvres qui ont été rendues publiques ?
2. Que peut-on mettre en place pour que les échanges sur internet contribuent aux activités créatives et récompensent leur succès ?
Ce n'est pas la première fois que l'on propose d'associer des droits pour les individus d'effectuer certaines activités numériques à des mécanismes de rémunération pour les contributeurs à la création. En 1985, nous n'avions qu'une vision très fragmentaire des potentialités d'internet et le web n'existait pas. Mais déjà le droit à la copie privée et les redevances qui l'accompagnent tentaient un compromis - aussi étroit et fragile soit-il - entre droits d'usage et ressources pour la création. En 2005, une proposition élargie de licence globale fut élaborée par l'Alliance Public-Artistes [45] et reprise sous différentes formes par des parlementaires de tous partis. Cette proposition se voulait plus ambitieuse, mais fut élaborée dans l'urgence, face aux dangers visibles des approches répressives et de la délégation aux technologies de l'application de la loi. Elle pêchait, on le verra, par un mélange de timidité et d'insuffisante prise en compte des spécificités des différents médias . Les réflexions et propositions développées dans ce livre doivent beaucoup à ces prédécesseurs : elles ont été motivées par l'intérêt de leurs approches et le besoin d'en dépasser les limites.
On le sait, pendant ces 25 ans, un autre fleuve a pris son cours: on a empilé mesures répressives, dispositifs techniques, nouvelles incriminations, communication obligatoire et confusion entre justice, police, administration et acteurs privés. Il y a aujourd'hui aux différents niveaux géopolitiques une bonne dizaine de textes juridiques ou de traités supplémentaires qui tentent de retarder ce dont nous allons ci-dessous vous détailler l'utilité. Plus les arènes internationales sont obscures et éloignées du débat démocratique, plus s'y multiplient des propositions de cette nature: saviez-vous qu'on discute du futur de notre culture à l'Organisation Mondiale des Douanes, à la Convention de la Haye sur la portée juridictionnelle, dans un projet d'accord commercial ad-hoc (ACTA), ou dans des enceintes de normalisation technique de la sécurité de l'information? La ``riposte graduée'' qui forme le coeur de la loi Création et Internet ne doit rien ni à la ministre qui en défendra le texte, ni à la plupart de ceux qui ont participé à la préparation des accords de l'Elysée. On doit certes faire ``crédit'' à la ministre de la Culture et aux membres de la Commission Olivennes de l'emballage qui tente (sans succès) de la rendre compatible avec le cadre juridique français ou européen. Mais le principe même des propositions émane tout entier de quelques sociétés internationales qui les poussent d'un bout à l'autre de la planète. Certains sourient de tous ces efforts pour empêcher la Terre de tourner. Mais en terme de perte de temps, de dépossession de notre futur commun, le prix à payer si nous laissons des groupes d'intérêt ou des enceintes sans contrôle démocratique décider de l'environnement de la création et d'internet peut être lourd. Comme citoyens ou acteurs du domaine, il vaut mieux que nous débattions nous-mêmes et selon nos propres termes, de notre futur. Les parlementaires sauront alors profiter de leurs débats et de leur pouvoir d'amendement pour ouvrir la porte à quelques unes des voies de ce futur.
Nous nous sommes habitués à une vision dogmatique des droits d'auteur qui en fait essentiellement des droits à interdire et non des droits à obtenir certains résultats. Pour les tenants de cette vision, autoriser les individus à échanger des représentations numériques d' œuvres dont ils ne sont pas les auteurs ou les ayant-droits relève de l'hérésie. L'article 27.2 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme (voir plus haut) nous rappelle que cette vision n'a pas toujours dominé. Il nous invite à prendre en compte tous les moyens qui peuvent contribuer aux intérêts matériels et moraux des auteurs de toute production scientifique, littéraire ou artistique. Adoptons un instant cette approche ouverte. Pourquoi serait-il en soi néfaste que chacun puisse transmettre ou rendre disponible de façon désintéressée une production culturelle? En quoi donc cette contribution à la diffusion de la culture nuirait-elle à la culture elle-même ou à ceux qui y contribuent?
Au temps où les œuvres ne pouvaient être diffusées que sur un support, le droit a prévu, par la doctrine de la vente finale, qu'il soit légitime pour chacun de transmettre une copie d'une œuvre à quelqu'un d'autre. De nombreuses activités utiles ont ainsi pu se développer: bibliothèques et médiathèques de prêt, locations de cassettes vidéo ou de DVD, etc. L'informatique et internet ont rendu possible d'échanger des œuvres à une bien plus grande échelle, et sans que le détenteur initial de l'une de leurs copies en soit privé. Voilà donc une activité utile (faire connaître et transmettre une œuvre à quelqu'un d'autre) qui est devenue possible à beaucoup plus grande échelle. Cela la rend-elle soudain nuisible? Ou plus précisément: à quoi nuit-elle? Elle nuit au contrôle monopolistique ou oligopolistique sur l'offre des œuvres au public. La vivacité des conflits qui entourent internet ne peut être comprise qu'en prenant en compte cet enjeu essentiel: entre les mains de qui va être demain la possibilité pour une œuvre d'atteindre un public? L'ère des industries culturelles centralisées a vu cette possibilité échapper aux auteurs et autres contributeurs et être accaparée par de grands groupes d'édition et de distribution. Internet ouvre aujourd'hui un nouvel espace pour que chacun d'entre nous équilibre la donne, au moins en ce qui concerne les échanges numériques. Ce potentiel est déjà largement réalisé dans les domaines qui ont échappé pour l'instant à la guerre anti-partage: le web ouvert en général, l'expression publique. Il est esquissé dans d'autres domaines: les communautés informationnelles musicales, le maintien en ligne par les auditeurs des contenus de radios comme France-Culture ou la contribution du public à l'accès aux œuvres rares ou orphelines.
Les échanges d'information et le hors-marché Il est devenu possible d'utiliser les technologies de l'information et de la communication (TIC) pour des activités qui autrefois supposaient de créer, manipuler ou déplacer un support physique ou même qui étaient tout simplement impossibles. On peut aujourd'hui créer une uvre, l'échanger avec d'autres, l'annoter, la commenter `` en information ''. Ce changement n'est pas restreint au domaine culturel ou artistique. Il agit tout autant sur les pratiques scientifiques et techniques, la gestion, la conception des machines, la communication inter-personnelle, l'expression publique ou les médias. L'essentiel des divergences de vue sur les droits intellectuels s'explique par les différences d'appréciation du changement introduit par les TIC. Ce que permettent avant tout les TIC, ce sont des échanges et une collaboration à grande échelle à coûts de transaction extrêmement réduits. Par coûts de transaction, il faut entendre les coûts liés aux transactions monétaires, aux contrats ou accords de toute nature, mais aussi les coûts de détection des compétences ou ceux nécessaires pour atteindre des publics intéressés à un contenu. Ces bénéfices extraordinaires ne se réalisent cependant que si les échanges d'information sont `` libres '' (non soumis à des accords préalables, transactions, autorisations ou contrôles préalables à l'usage). C'est donc dans la sphère des échanges `` hors marché '' que l'on observe les bénéfices les plus évidents de la révolution informationnelle: accès aux œuvres et aux connaissances et évaluation de leur intérêt, coopération distribuée pour la production d'outils informationnels comme les logiciels, médias collaboratifs, etc. Le vrai désaccord ne porte plus aujourd'hui sur le caractère radical de la rupture introduite par les TIC, mais sur l'acceptation de ses effets. Pour certains, il serait souhaitable d'imposer dans la sphère informationnelle la rareté et les contrôles qui étaient inévitables dans la sphère des supports physiques. Ils justifient ce choix par le besoin de conserver certaines fonctions qui y existaient (investissement dans la production de certains contenus, rémunération des créateurs, signalisation des contenus d'intérêt). Nous entendons montrer dans ce rapport qu'au contraire, il est possible de libérer les échanges hors marché entre individus avec un impact positif sur l'économie générale de la création. |
Supposons que le partage hors marché des œuvres numériques qui ont été rendues publiques soit reconnu comme légitime. Les pratiques d'échanges de fichiers ne se déroulent plus en "état de siège", leurs auteurs ne sont plus affublés d'épithètes peu flatteuses. Ils ne sont plus surveillés et poursuivis par des polices privées. L'espace informationnel n'est plus pollué volontairement par des leurres au titre de la guerre aux réseaux pair à pair.
Les leurres (fakes en anglais) sont de faux fichiers prétendant représenter une œuvre alors que leur contenu est autre (par exemple un petit extrait en boucle). La plupart des leurres sont injectés volontairement par des éditeurs de contenus qui recourent aux services de sociétés spécialisées pour mener cette guerre aux réseaux pair à pair (sous le nom du P2P warfare). En cas de reconnaissance des échanges numériques hors marché, il continuerait sans doute à exister des fichiers déguisant un contenu en un autre (par exemple pour diffuser des contenus pornographiques), mais la capacité à les détecter et les éviter serait grandement accrue. A l'heure actuelle, les opposants au partage de fichiers, loin de lutter contre ces abus, s'en servent pour discréditer ce à quoi ils s'opposent. Malheureusement pour eux, le leader de l'injection de fakes pour le compte des majors, la société MediaDefender, s'est fait prendre la main dans le sac d'un business parallèle de diffusion de fakes renvoyant sur ses propres sites pornographiques payants [43]. |
Il y aurait donc un changement important par rapport à la situation actuelle. La nouveauté ne résiderait pas dans l'existence du partage de fichiers, qu'on nous dit déjà massif, et dont l'échelle serait encore accrue. L'officialisation de la légitimité des pratiques d'échange élargirait l'attention portée aux œuvres et la reconnaissance de leurs auteurs. La diversité de celles qui peuvent atteindre un public significatif serait grandement augmentée. La qualité des représentations numériques des œuvres échangées serait bien meilleure. De nouveaux intermédiaires serviraient ces nouveaux usages enfin reconnus. Les créateurs et producteurs se feraient concurrence pour installer les relations les plus productives entre les échanges entre individus et d'autres composantes de l'économie de la création: communautés artistiques en ligne; services comme les concerts, l'enseignement ou la projection en salle; édition sur support; etc.
Mais si les échanges numériques d' œuvres sans autorisation sont utiles, pourquoi ne reconnaître que ceux qui se déroulent ``hors marché''? Il y a à cela deux motifs :
La délimitation du hors marché Le hors-marché est un concept plus précis que la gratuité du coût marginal d'accès à une uvre: l'accès à un catalogue sur la base d'un abonnement n'est pas "hors marché", même si chaque accès à une uvre ne donne pas lieu à une transaction financière. A l'opposé, la fourniture de moyens à des activités peut être payante, sans que celles-ci ne perdent leur caractère hors marché. Le cas des sites d'hébergement de contenus financés par la publicité demande sans doute une analyse spécifique: les activités de leurs usagers sont "hors marché" mais, lorsqu'ils font commerce du temps d'attention aux uvres de leurs usagers auprès d'annonceurs, les sites eux-mêmes deviennent, pour cette part de leur activité, des diffuseurs commerciaux comme les autres. Hors marché ne signifie pas "administré". Bien au contraire, les activités informationnelles hors marché représentent un nouveau pas vers la réalisation des promesses que l'économie de marché a mis en avant en matière d'affectation efficace des ressources. Les marchés, malgré leur valeur, peinent à tenir ces promesses en raison de la pesanteur de leur organisation concrète : inégalités d'information et de puissance, contrôle sur les canaux de distribution, interdépendance des produits et techniques. De la même façon les activités hors marché ne sont pas "hors économie" : la fourniture de moyens aux échanges d'information représente une part du PIB deux fois supérieure à celle de la vente d'information, y compris services d'information, intermédiation publicitaire et ventes de supports (Source : données statistiques réunies pour l'étude sur l'impact économique des logiciels libres sur l'innovation et la compétitivité du secteur TIC en Europe , pages 123-126.) Pour des explications de la valeur du "hors marché" et des couplages indirects avec l'économie pour faire vivre la culture (et les autres domaines informationnels), voir La richesse des réseaux de Yochai Benkler [14]. |
Deux visions caricaturales d'internet font obstacle à une réflexion constructive. Selon la première, le développement d'échanges hors marché entre individus sur internet serait un trou noir qui engloutirait l'ensemble de l'économie de la culture et avec elle la culture elle-même. Selon la seconde, internet pourrait devenir au contraire un Eldorado où se développeraient de nouvelles industries culturelles florissantes, pour peu qu'on impose sur internet la rareté des copies d' œuvres qui règne dans le monde des supports physiques. On aura compris que nous jugeons la seconde approche non seulement impossible, mais profondément nuisible, puisqu'elle veut détruire chez chacun des capacités qui sont essentielles à la construction d'une culture partagée. Nous y répondons de façon plus détaillée dans la section sec:L'Eldorado-de-la. Quant à la première vision, elle est factuellement erronée: le développement d'échanges hors marché libres sur internet n'affectera négativement (à des degrés divers) qu'au plus une partie des activités économiques culturelles et des sources de rémunération des créateurs. D'autres activités économiques et ressources pour les créateurs seront au contraire favorisées. Pour garantir une transition harmonieuse vers le nouvel environnement culturel, nous proposons d'instituer un mode de financement et de rémunération de la création sur la base d'hypothèses à priori pessimistes (sur l'impact économique direct de la reconnaissance des échanges sur internet), en s'adaptant ultérieurement à l'impact observé.
Une autre raison pousse à rechercher de nouvelles ressources pour le financement et la rémunération de la création, au-delà de la seule compensation de pertes possibles résultant du développement des échanges sur internet. S'il ne s'agissait que de maintenir le financement des artistes et des intermédiaires à valeur ajoutée à son niveau actuel (insuffisant), on pourrait peut-être se contenter d'une simple reconnaissance de la légitimité du partage. Mais nous sommes face à un défi d'une toute autre ampleur. A l'ère de l'information, les pratiques culturelles se développent à une échelle sans précédent, en proportion même du fait qu'elles se déroulent en grande partie hors marché. Cela signifie qu'il est nécessaire de financer l'existence d'un domaine d'activités dont le périmètre est beaucoup plus étendu, alors même que certains mécanismes actuels sont à terme diminués dans leur capacité à y contribuer. Il nous faut donc de nouveaux mécanismes de financement, capables d'accompagner la croissance des activités culturelles et artistiques et de contribuer à la reconnaissance de la qualité au sein des productions correspondantes.
Pour discuter du financement et de la rémunération de la création, il faut avant tout se mettre d'accord sur la délimitation de ce dont on parle. Différents types d'acteurs mettent l'accent sur des composantes particulières de la création et de la culture.
Le débat sur le financement et la rémunération de la création s'est le plus souvent développé dans le cadre d'une vision très étroite, centrée sur la consommation privée de produits des industries culturelles, l'équilibre économique des filières de médias qui sont à l'origine de ces produits et à un moindre degré le niveau des droits d'auteur collectés par les sociétés de gestion collective. La figure 3.1 replace ces domaines dans leur contexte, ce qui va nous permettre d'apprécier la nature des défis auxquels nous sommes confrontés.
Ainsi devons-nous prendre conscience de ce que la consommation privée de biens culturels (sur supports ou numériques) n'est à l'origine que d'une part très minoritaire des droits d'auteur et droits voisins distribués par les sociétés de gestion collective aux contributeurs à la création (voir tableau dans l'encadré tab:Montant-des-droits). Ou encore que l'économie des filières de médias ne représente qu'une part minoritaire de l'économie culturelle et artistique. Celle-ci est dominée par la fourniture de moyens aux activités hors-marché (cf. [22] p. 123-126) et les prestations de service marchands et non-marchands (enseignement, spectacle vivant). Ou enfin que les revenus des artistes ne proviennent globalement que pour une part limitée et décroissante des droits d'auteur [13]. Dans certains secteurs comme la musique [41], ces revenus proviennent de moins en moins de la vente de biens culturels comme les enregistrements musicaux.
Ces remarques ne nous dispensent pas de nous préoccuper de la pérennité de ressources ou d'activités, qui, même minoritaires, jouent un rôle très important. Mais elles vont nous permettre d'explorer un registre de solutions élargi pour installer une synergie entre la reconnaissance des échanges hors marché sur internet et une économie culturelle florissante. En particulier, nous sommes fondés à rechercher des solutions de mutualisation sociale à grande échelle, dans lesquelles les activités qui bénéficient de l'existence des œuvres contribuent à cette existence et récompensent leurs créateurs. A quelle partie de notre galaxie d'activités créatives et économiques est-il nécessaire et justifié que les usagers d'internet contribuent? Où s'arrête la mutualisation et où commencerait une taxation opportuniste où l'on prend l'argent là où l'on peut, sans que des droits d'usage clairs soient mis en regard de la contribution ? Le cadre que nous proposons dans les chapitres 6 et 8 répond en détail à ces questions. Sans attendre, voici les éléments fondamentaux de cette réponse:
Il nous faut enfin signaler qu'un mécanisme de financement mutualisé de la création s'adaptant à une nouvelle situation des techniques ne constitue pas une rupture radicale avec le passé. Depuis que le champ culturel est considéré comme un domaine spécifique, le financement de la création et la rémunération des créateurs ont été assurés par une combinaison de mécanismes. Ce sont toujours des mécanismes de financement indirect (mécénat, financement public de statuts et activités, avantages fiscaux, financements mutualisés par des redevances) qui ont dominé par rapport à la vente directe de biens culturels. L'avantage des nouvelles formes de financements mutualisés est que, grâce aux technologies de l'information, ils peuvent maintenir un lien entre les créateurs, les œuvres et leurs usagers sans avoir pour cela à exercer une surveillance intrusive sur les usages individuels.
Qu'est-il raisonnable d'attendre d'un financement mutualisé? - Une diversité culturelle concrète très accrue (voir figure La diversité culturelle concrète). - Une rémunération réelle pour les usages hors marché sur internet pour un vaste ensemble de créateurs et contributeurs, mais à des niveaux qui dans la plupart des cas relèvent de revenus d'appoint. Un ordre de grandeur? Plus d'un million de créateurs (au sens large) percevraient plus de 300 € par an du dispositif parmi lesquels plus de dix mille en recevraient plus de dix mille euros par an (cf. section 9.3). - Une contribution à la pérennité des fonctions qui contribuent à la production et à la qualité dans les divers médias, y compris les médias émergents (voir section 7.1). Ce qu'il ne faut pas attendre d'un financement mutualisé : - Qu'il assure à lui seul les conditions d'existence et la rémunération de tous les créateurs, ou le financement de l'ensemble d'une filière de production. - Qu'il sauve des modèles commerciaux qui n'ont jamais eu aucune crédibilité comme la vente de fichiers numériques culturels à prix de monopole sur internet (cf. section 7.2). |
Trois principaux mécanismes ont été proposés pour reconnaître les échanges hors marché entre internautes en finançant et rémunérant la création: des licences attribuées aux fournisseurs d'accès par les ayant-droits, des licences collectives étendues pour les usagers d'internet et une licence légale pour ces mêmes usagers. Les deux derniers modèles diffèrent essentiellement par le caractère semi-contractuel ou légal de leur mise en place. Nous leur adjoignons une approche expérimentale qui combine une mise en place partielle de licences collectives étendues avec des protections de la neutralité d'internet.
Les grands acteurs éditoriaux et certaines sociétés de gestion collective réclament chaque jour de nouveaux dispositifs : surveillance, avertissement et répression automatique, communication obligatoire en faveur de leurs modèles du moment. En parallèle, un nouveau modèle a commencé à pointer son nez dans leurs offres ou leur communication : la licence de catalogue aux fournisseurs d'accès. Quelques commentateurs ont cru y voir une résurgence de la licence globale temporairement votée à l'Assemblée en 2005. Cette comparaison néglige une différence fondamentale.
Dans le modèle de licence B2B (business to business), les groupes éditoriaux fourniraient une licence contractuelle aux fournisseurs d'accès en échange du paiement par ceux-ci d'une redevance par usager. Dans les versions les pires de ce modèle, il s'agirait simplement d'exempter les fournisseurs d'accès de futures obligations (dont ils sont menacés) d'avoir à surveiller les usages de leurs clients ou leur utilisation d'outils de filtrage. Autrement dit, les usagers pourraient toujours être pourchassés, mais la responsabilité des fournisseurs d'accès ne pourrait être invoquée. Dans des modèles moins extrêmes, les usagers seraient autorisés à accéder au catalogue en téléchargement. Au lieu de la constitution d'un droit positif pour les usagers, on aurait le transfert au cas par cas de droits pour les fournisseurs d'accès de laisser leurs usagers accéder aux catalogues. Autrement dit, les grands groupes éditoriaux conserveraient le contrôle de l'offre et un pouvoir contractuel fort sur les fournisseurs d'accès. L'expérience montre que, dans une telle situation, on peut au mieux espérer un oligopole et au pire une segmentation du marché entre abonnements donnant accès à des catalogues particuliers. Dans une telle situation, auteurs et consommateurs seraient les dindons de la farce. La rareté de l'offre des majors et la concentration de la promotion régneraient.
Il n'y a pas de raison qu'un tel modèle soit exclu des options soumises à un débat ouvert. Mais pour la qualité du débat public, il est indispensable qu'il soit bien différencié des modèles de mutualisation sociale. Ces derniers sont caractérisés par la création d'un droit positif pour les usagers à échanger librement sans but de profit des représentations numériques des œuvres culturelles qui ont été rendues publiques. Autrement dit, une licence est donnée aux individus d'accomplir certaines pratiques, la redevance perçue contribuant à l'écosystème d'ensemble de la création.
Les licences collectives étendues sont un mécanisme fondamental de la gestion collective, très utilisé dans les pays scandinaves notamment pour la radiodiffusion, la rediffusion, la diffusion numérique des œuvres par les bibliothèques et les usages éducatifs. Les licences collectives étendues sont un mécanisme semi-contractuel: elles résultent d'un acte volontaire des sociétés de gestion collectives (le rôle de la loi est simplement d'en étendre l'application aux non-sociétaires). Cet acte engage leurs membres: tout sociétaire est automatiquement engagé du fait de la délégation de gestion de ses droits exclusifs. Les auteurs ou contributeurs ayant choisi de pas adhérer à la gestion collective sont également engagés par défaut, mais ils ont la possibilité de se retirer du mécanisme (voir en section 6.1 les conséquences d'un tel retrait). Les licences collectives étendues sont un modèle séduisant: elles combinent un choix volontaire de la part des auteurs et de leurs délégués, un bon niveau de sécurité juridique pour les usagers et la certitude pour tous les créateurs de bénéficier du produit de la redevance mise en place.
Le modèle des licences collectives étendues a été proposé comme solution générale pour la reconnaissance des échanges sur internet par la société de gestion collective musicale STIM en Suède (ainsi que par une société de gestion collective canadienne). Cette approche a été développée sur le plan juridique par Mario Ciurcina [18] dans son commentaire d'une proposition déposée en juillet 2007 par le député italien Marco Beltrandi.
Mais... il y a un mais. La mise en place de licences collectives étendues suppose l'engagement volontaire des sociétés de gestion. Si la gouvernance de ces sociétés était telle qu'elles soient amenées à prendre leurs décisions au vu de l'intérêt de l'ensemble des auteurs et titulaires de droits voisins, il ne fait pas de doute qu'elles donneraient immédiatement leur accord à un tel dispositif. On verra plus bas que ce sont des centaines de millions d'euros par an qui ont été perdus depuis des années pour la rémunération des auteurs et contributeurs du fait du refus de la plupart des sociétés de gestion de soutenir un dispositif de ce type. Les sociétés de gestion, si elles s'obstinent dans ce refus, devront un jour rendre compte à leurs sociétaires et au public des motivations d'un tel refus. Certains de leurs responsables ont fait état publiquement ou en privé d'une approche plus ouverte à l'égard de ces dispositifs. Mais dans l'état présent des choses, un accord suffisamment vaste n'est pas certain. Comment comprendre une telle position? La réponse tient pour partie dans l'analyse développée plus haut (cf. cette note) : les grands éditeurs et certains auteurs tirent bien - pour l'instant - leur épingle du jeu actuel, même si celui-ci est perdant pour l'ensemble des créateurs. Or ces ``gagnants'' détiennent la majorité des droits de vote dans certaines des sociétés de gestion qui ont manifesté la plus vive opposition à la reconnaissance des échanges sur internet (notamment la SACEM). Dans d'autres cas, il faut prendre en compte des préoccupations de certaines sociétés de gestion (SACD par exemple) concernant les filières de production. C'est une des raisons pour lesquelles nous discutons en détail dans la suite de cet ouvrage du financement de la production pour certains médias (audiovisuel notamment).
Certains acteurs ont proposés des dispositifs qui ne reposent pas sur les licences collectives étendues mais relèvent également de l'encadrement de la gestion contractuelle des droits. En particulier, les propositions de Mécénat Global de Francis Muguet [35] ont de nombreux points communs avec notre approche (paiement obligatoire d'une redevance fixe par les internautes, droits positifs aux usagers d'échanger hors marché les contenus, mobilisation volontaire des internautes dans le fonctionnement du dispositif) mais des différences sur le mode de répartition du produit qui repose sur une affectation volontaire par les internautes.
Cette approche consiste par exemple à établir par la loi des exceptions, dûment compensées financièrement, au droit exclusif reconnu dans la directive 2001/29/CE d'autoriser ou interdire de communiquer des œ uvres au public au lieu et moment choisi par chacun et au droit de reproduction. Elle a le mérite d'être d'emblée générale (pour tous les médias). En dehors de l'impact possible déjà mentionné sur les filières de production, deux arguments ont été avancés contre une telle approche : le premier porte sur sa compatibilité avec le droit international, en particulier européen; le second - qui s'applique également aux licences collectives étendues - invoque un impact négatif sur la relation directe entre créateurs et public. On trouvera au chapitre suivant une analyse de la conformité des différents dispositifs au cadre juridique applicable. Nous y défendons que l'approche d'une licence légale avec compensation est pleinement conforme au test en trois étapes qui définit le cadre juridique international des exceptions et limitations au droit d'auteur. Mais nous y reconnaissons aussi que la compatibilité avec les dispositions actuelles de la directive 2001/29/CE soulève des problèmes réels. On verra que nous estimons qu'il peut être nécessaire de ne pas s'arrêter à ces difficultés dans le cas où l'option ``licences collectives étendues'' ne recueillerait pas un accord suffisant des sociétés de gestion collective.
Quant à la relation entre créateurs et public, il est presque amusant de voir affirmer que celle-ci souffrirait de la mise en place d'une alliance entre les deux. L'exemple des créateurs qui ont déjà fait le choix du partage volontaire de leurs œuvres numériques (hors marché) montre chaque jour qu'au contraire celui-ci permet le développement d'échanges bien plus directs et amicaux que ceux qui consistent à laisser des polices privées et leurs représentants para-légaux poursuivre le public ou tenter de le bannir d'internet. Pour éviter d'idéaliser le niveau de relation créateur-public existant dans la réalité contemporaine de l'application des droits d'auteur, on pourra également méditer la citation suivante extraite du rapport de Joëlle Farchy sur les économies du droit d'auteur pour le cinéma [24]:
Dans le secteur du cinéma, le principe de la rémunération proportionnelle se trouve court-circuité par le versement aux auteurs d'un minimum garanti défini comme un « à-valoir » sur les droits à venir. Or, de manière générale, ces minima sont très largement supérieurs aux sommes qu'auraient dû percevoir les auteurs si les taux de rémunération prévus dans les contrats avaient été appliqués : une fois le minimum garanti versé aux auteurs, le producteur n'a plus rien à leur verser dans la majorité des cas. Même si le contrat type de la SACD prévoit qu'une fois le coût du film amorti, l'auteur percevra un pourcentage des sommes versées par les diffuseurs aux producteurs, cette clause n'est que rarement mise en pratique. Il s'ensuit que l'essence même du principe du droit d'auteur - associer l'auteur au succès des œuvres - est remise en cause.
Supposons que la volonté politique manque pour instituer par la loi une sphère d'échanges libres hors marché. Supposons qu'une partie significative des sociétés de gestion ne soient pas encore prêtes à faire le pas des licences collectives étendues. Pourrait-on néanmoins avancer de façon expérimentale dans un premier temps?
Une possibilité consisterait en la combinaison entre des licences collectives étendues restreintes à certains médias et des garanties pour la neutralité de l'internet. Les auteurs ou sociétés de gestion collective les représentant seraient libres de refuser l'inclusion de leurs œuvres dans le dispositif. La loi devrait définir certaines conditions pour garantir, malgré la non-inclusion de certains œ uvres, une sécurité juridique minimale des usagers et le bon fonctionnement du dispositif d'ensemble. Il s'agirait principalement:
En d'autres termes, les ayant-droits qui refuseraient l'inclusion de leurs œuvres dans le dispositif de partage hors-marché garderaient le droit d'en effectuer une gestion exclusive, y compris par des mesures techniques de protection ou par des dispositifs de marquage des œ uvres protégés contre le contournement. Ils devraient cependant renoncer à imposer des dispositifs destinés à leurs modèles commerciaux dans l'ensemble de l'infrastructure des réseaux, appareils ou procédures et sanctions. On en reviendrait ainsi à ce qui avait constitué en son temps le compromis fondateur de la directive 2001/29/CE: des MTP protégées contre le contournement lorsqu'elles existent, mais non obligatoires. Il faudrait donc que la loi supprime l'amendement Vivendi-Universal et renonce aux dispositions de filtrage obligatoire rendues possibles dans le projet de loi Création et Internet. On se référera à la section 5.4 pour une discussion plus détaillée de ces éléments.
Cette dernière approche maintiendrait une bonne part de la confusion actuelle. Son bénéfice pour le financement et la rémunération de la création serait nettement moindre que pour une licence collective générale ou une exception d'ensemble. Inutile de dire qu'elle n'a pas notre préférence: nous espérons que les parlementaires et les sociétés de gestion prendront conscience que tout retard dans la mise en place d'une solution d'ensemble est profondément nuisible. Nous avons cependant estimé nécessaire de mentionner cette possibilité intermédiaire.
En matière de conformité au droit international, européen et national de la mise en place d'un financement mutualisé reconnaissant les échanges hors marché, l'essentiel du contexte juridique à prendre en compte se trouve dans:
Le test en trois étapes détermine les conditions auxquelles les Etats signataires de la Convention de Berne ou des accords ADPIC peuvent établir des exceptions ou limitations à certains droits exclusifs (reproduction et communication au public pour l'essentiel de ce nous concerne ici). Le test définit trois conditions que doivent respecter chacune de ces exceptions: porter sur des usages bien précis (cas spéciaux), ne pas compromettre l'exploitation normale de l' œuvre et ne pas porter un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur. Le test en trois étapes a donné lieu à des interprétations et une jurisprudence très diverses et même contradictoires. Pour de nombreux juristes (cf. [20] p. 242-243, par exemple), le test en trois étapes s'adresse clairement aux Etats et détermine les conditions que doivent respecter les exceptions et limitations créées par leurs législateurs. Il en résulte que ces exceptions et limitations ne peuvent être contestées qu'au titre de la conformité de la loi les établissant. Pour d'autres (dont les grands détenteurs de stocks de droits), le test en trois étapes doit être vérifié pour chaque application à une œuvre donnée d'une exception ou limitation. Dans cette interprétation, toute exception est suspendue à la décision d'un tribunal qui appliquerait lui-même le test au cas particulier pour juger, non de la légalité de la loi l'établissant, mais de l'exception elle-même. Une grande confusion entoure donc la compréhension et l'application du test en trois étapes, et il faut donc saluer la publication d'une Déclaration sur le test trois étapes [6] signée par un groupe comprenant des nombreux juristes européens renommés du droit d'auteur et du copyright. Cette déclaration appelle à une interprétation équilibrée du test, soulignant qu'il ne limite en rien la possibilité pour les Etats de définir de nouvelles exceptions, y compris lorsqu'elles sont ouvertes dans leur portée. Nous nous situons dans le cadre de cette interprétation. Ceux qui la refuseraient feraient bien de considérer que la validité d'une part significative du financement actuel des activités éditoriales et créatives dans des pays comme la France exige une telle interprétation ouverte (par exemple licence radio, redevance pour copie privée, redevance pour la photocopie des livres).
La portée de la directive 2001/29/CE [3] est plus contraignante:
La directive 2001/29/CE, dont l'évaluation et la révision était prévue tous les trois ans à compter... du 22 décembre 2004 fait l'objet d'une évaluation très négative: même l'étude commandée par la Commission européenne est fortement critique [27]. Elle a radicalement échoué dans ses objectifs d'harmonisation, fait preuve d'une impressionnante inutilité dans son objectif principal (la protection des mesures techniques contre le contournement) et n'a en rien contribué au développement d'une économie créative numérique. C'est ce qui nous pousse à ne pas renoncer à explorer (cf. section 5.3) des voies qui supposent la modification de certaines de ses dispositions. Mais, avant d'en venir là, remarquons qu'il existe aussi des voies qui ne supposent pas de changement au cadre législatif européen.
La validité des licences collectives étendues à l'égard du cadre juridique international et européen (et par voie de conséquence national) ne fait aucun doute. Comme indiqué plus haut, la directive 2001/29/CE a explicitement reconfirmé cette validité dans son considérant 18. Depuis l'entrée en vigueur de la directive, de nouvelles licences collectives étendues ont été mises en place dans les pays nordiques [7,30], ce qui montre que la reconnaissance ne portait pas seulement sur des mécanismes existants mais bien sur la légitimité de leur principe. Ainsi, aussi récemment qu'en janvier 2008, une révision de la loi danoise sur le copyright a-t-elle prévu une gestion des œuvres orphelines à travers des licences collectives étendues.
Les échanges hors marché de fichiers numériques d' œuvres impliquent à la fois une mise à disposition au public (au moins lorsqu'ils s'effectuent sur les réseaux pair à pair, les groupes de news ou à travers des sites web) et la création de copies relevant du droit de reproduction. En ce qui concerne le droit de reproduction, on trouvera en [25] et [15] une analyse justifiant la possibilité de créer des exceptions en faveur de l'échange pair à pair au titre de l'exception de copie privée prévue à l'article 5.2 de la directive. Cette possibilité avait été assez largement retenue lors de la proposition de licence globale de 2005, qui était restée dans le flou en ce qui concerne la mise à disposition.
Pour cette dernière, notre analyse est que la création d'une exception légale est bien conforme à une interprétation raisonnable du test en trois étapes. Il ne fait pas de doute que la restriction de la licence aux échanges hors marché se déroulant sur internet constitue bien un cas spécial dans le sens du test en trois étapes. Cette délimitation (que nous prenons soin de rendre rigoureuse) est même plus précise que celles qui sont défendues comme possibles dans la Déclaration sur le test en trois étapes [6]. Restent donc l'exploitation normale de l' œuvre et l'absence de préjudice injustifié aux ayant-droits. La réponse sur ce plan dépend évidemment du montant de la redevance. S'agissant d'une exception qui porte sur un grand nombre d' œuvres, le caractère satisfaisant de la compensation du point de vue de l'exploitation normale doit être apprécié sur l'ensemble des œuvres (ce qui est clairement indiqué par le choix du qualificatif ``normale''). Le préjudice éventuel subi par les ayants-droits dans des cas particuliers doit être justifié au titre des bénéfices d'ensemble du dispositif. Nous montrons dans la section 6.3 que le montant de la redevance peut être fixé à un niveau suffisant pour assurer un bilan d'ensemble nettement positif pour les ayant-droits. Un éventuel préjudice subi dans quelques cas est borné par le fait que le produit de la redevance soit réparti en fonction de l'usage effectif des œuvres.
Nous reconnaissons cependant (cf. section 5.1) que la création d'une nouvelle exception légale entre en contradiction avec le fait que la directive 2001/29/CE définit une liste limitative aux exceptions possibles aux droits exclusifs (et notamment au droit de communication au public). Comme nous l'avons indiqué plus haut, il nous parait cependant indispensable de maintenir la licence légale dans la liste des outils applicables et de rechercher sa mise en place si les sociétés de gestion persistaient à refuser l'approche des licences collectives étendues. Il faudrait alors agir de front pour mettre en place une licence légale et pour obtenir une révision des dispositions de la directive qui s'y opposent. Il s'agirait d'autoriser la création de nouvelles exceptions par les Etats-membres pour peu qu'elles satisfassent au test en trois étapes et contribuent de façon positive au développement, à la création et à l'accès numérique à la culture en Europe..
L'approche partielle décrite en section 4.4 repose d'une part sur l'établissement d'un cadre de licences collectives étendues et, d'autre part, sur des amendements à des lois adoptées ou proposées. Le premier aspect ne pose aucun problème vis à vis du cadre juridique comme indiqué plus haut en 5.2. Revenir sur l'amendement Vivendi-Universal (possibilité pour une décision judiciaire de rendre obligatoire l'usage de DRM dans des logiciels) ne pose pas non plus de problème. A vrai dire, c'est le maintien de cet amendement qui peut poser problème dans la mesure où il est contraire dans son principe au compromis fondamental de la directive 2001/29/CE (protection des mesures techniques de protection contre le contournement, mais pas de DRM obligatoire comme demandé à l'époque par Disney). Quant à l'absence de dispositions contraires aux droits ou permettant d'imposer un filtrage obligatoire dans des appareils ou logiciels de réseaux pour des raisons liées aux droits d'auteur et droits voisins, elle relève du simple bon sens. Aucun des textes européens n'impose aux Etats-membres de rendre le filtrage obligatoire, pas même les pires amendements au paquet télécom temporairement adoptés en commission IMCO au Parlement européen en juin 2008 et rejetés depuis en session plénière. Tout au plus certains ouvraient-ils indirectement la possibilité de le faire. Le projet de loi Création et Internet l'a prévu en toute inconscience de la destruction du bien commun précieux qu'est la neutralité d'internet.
La mise en place d'un nouveau type de financement mutualisé associé à l'échange libre sans but de profit des œuvres numériques ne peut être improvisée. Sa conception demande un débat poussé entre acteurs, experts et public. De nombreuses options existent pour le type de mécanisme et pour ses paramètres. Certains auteurs ont proposé des mécanismes comme les "intermédiaires concurrentiels" dans lesquels chaque individu pourrait affecter le montant d'une redevance à un intermédiaire, chargé par la suite d'affecter les sommes qui lui ont été attribuées. Les intermédiaires seraient en concurrence les uns avec les autres sur la base des politiques qu'ils afficheraient. Ce type d'approche peut être intéressant pour la gestion de priorités orphelines dans la recherche médicale ou comme mécanisme complémentaire dans le domaine culturel. La proposition de Mécénat Global de Francis Muguet [35] se rattache à cette ligne. Mais lorsqu'il s'agit d'accompagner une transition aussi importante que la création d'une sphère d'échanges culturels hors marché, un mécanisme dont la distribution s'effectue en fonction de l'usage des œuvres parait préférable. Ce choix permet d'accompagner la réalité des préférences de chacun, laissant donc au public les choix fondamentaux, mais en gardant une perspective et un débat de gouvernance d'ensemble. Le maintien de l'usage comme référence respecte mieux à notre sens le caractère hors marché des échanges, en évitant d'y associer des décisions de caractère monétaire. Nous nous situons donc dans le cadre d'un tel mécanisme et proposons en introduction au débat quelques réflexions sur ses paramètres fondamentaux.
Un premier choix porte sur la délimitation des œuvres entrant dans le dispositif (c'est à dire bénéficiant de la répartition du produit de la redevance et pour lesquelles la liberté d'échange est officialisée). Ce choix porte sur:
L'impact des décisions sur les deux premiers critères est similaire : si l'on maintient certains médias ou certaines œuvres hors du dispositif, il faut gérer la coexistence entre des œuvres couvertes par les droits conférés par une licence de portée générale (quel que soit son mécanisme juridique) et d'autres qui ne le sont pas. Du point de vue de la clarté, de la sécurité juridique des usagers et des bénéfices tirés de la reconnaissance d'une sphère d'échanges hors marché, une inclusion générale (de tous les médias et toutes les œuvres ``publiques'' dans chacun) nous parait nettement préférable. Nos analyses montrent :
S'il s'avérait cependant nécessaire pour l'acceptabilité du dispositif que certains médias soient exclus du dispositif ou que l'inclusion des œuvres reste optionnelle, quelques conditions assureraient que le dispositif reste viable:
L'idée de base de la reconnaissance d'une sphère d'échanges hors marché des œuvres numériques est qu'elle s'applique à toute œuvre qui a donné lieu à une diffusion numérique au public général quelle que soit sa nature (gratuite ou payante). Ce principe demande cependant des précisions importantes :
Dans chacun de ces cas, la circulation de fichiers numériques représentant les œuvres qui n'ont pas encore été rendues publiques devra être traitée comme celle d'œuvres non couvertes par le dispositif dans le cas où il ne serait pas général: les producteurs ou distributeurs des copies correspondantes pourront être poursuivis pour contrefaçon, sans qu'il soit pour autant permis aux ayant-droits d'imposer la présence de dispositifs techniques de surveillance et contrôle dans l'infrastructure informationnelle pour cela.
En dehors de la limitation au ``hors marché'', nous n'avons pas jusqu'à présent délimité les droits obtenus par les internautes suffisamment précisément ni cerné les obligations qui accompagnent ces droits. En ce qui concerne les droits, deux approches pourraient être envisagées:
La seconde option favorise la libération du potentiel de collaboration hors marché en permettant de créer de nouvelles œuvres (traductions, versions annotées, réutilisation dans d'autres créations). La première option tend, quant à elle, à restreindre l'activité des internautes à la réception, la recommandation ou la redistribution des œuvres. Notre proposition est ici de laisser le choix aux créateurs eux-mêmes, choix qu'ils pourront formaliser dans des licences. Les droits minimaux conférés aux usagers pour une œuvre numérique incluse dans le mécanisme seraient alors du type de ceux autorisés par une licence Creative Commons Pas d'utilisation commerciale Pas de modification, les créateurs restant bien sûr libres de lever les restrictions propres à cette licence s'ils le souhaitent. Cette approche a l'avantage d'éviter les objections qui pourraient être soulevées à l'attribution de droits d'usage plus étendus au nom du droit moral.
Il n'est pas moins important de définir clairement les obligations de l'usager, pour lesquelles les licences Creative Commons nous fournissent également des éléments précieux en matière de mise en œuvre de l'attribution et de référencement de la source originale d'une œuvre numérique.
Dans la licence globale version 2005, le paiement de la redevance associée était optionnel. Cela a affaibli cette proposition pour deux raisons : le produit de la redevance n'était pas prévisible avec certitude et l'existence de personnes ayant choisi de ne pas l'acquitter pouvait servir de prétexte pour maintenir des dispositifs de type DRM. Le premier point a rendu possible à l'époque toutes sortes d'affirmations fantaisistes sur l'insuffisance de la redevance. Une redevance obligatoire s'imposant à tous ceux qui possèdent une liaison internet à haut débit parait donc constituer le seul choix crédible. A vrai dire, si la liberté des échanges numériques non-commerciaux d' œuvres numériques est officialisée, elle s'imposera comme un mécanisme de distribution tellement supérieur aux autres qu'on peut douter qu'il reste un nombre significatif d'internautes n'en faisant pas usage. Une modulation sociale de la redevance sous conditions de revenus pour éviter des effets de fracture numérique est bien sûr à envisager. Ceux qui agitent l'argument du risque de fracture numérique accentuée auraient cependant bien fait de s'émouvoir plus tôt, lorsqu'on débattait au niveau européen d'inclure ou non l'accès à l'internet à haut débit dans les services universels, par exemple.
L'un des paramètres qui nécessite le plus de débat est celui du montant initial de la redevance. Nous entendons ici proposer un cadre de discussion à l'intérieur duquel un débat plus poussé devra se poursuivre. La figure 6.1 illustre le raisonnement que nous proposons de suivre pour évaluer le montant adéquat de la redevance. Ce raisonnement prend comme base les besoins listés en conclusion du chapitre 3: rémunérer les créateurs au-delà des pertes potentielles de revenus de droits actuels qu'ils sont susceptibles de subir du fait de la libération d'une sphère d'échanges hors marché sur internet; contribuer à la production des œuvres; et soutenir un environnement favorable à la création.
|
Comme pour la copie privée, part de redevance sera affectée à la rémunération des créateurs (auteurs, interprètes et autres contributeurs) et part aux fonctions de production et intermédiation et aux actions de soutien à la création et à la diffusion. La fixation de la redevance de la copie privée et la gouvernance de sa répartition sont critiquées, mais le principe lui-même de ce type de répartition par acteurs et fonctions est largement admis.
Pour définir le montant initial de la redevance, nous proposons les principes suivants:
En résumé, nous proposons que le produit initial de la redevance représente deux fois le montant des droits versés aux auteurs et interprètes pour des ventes ou licences directes aux usagers finaux qui risquent d'être affectés négativement par le développement des échanges libres hors-marché. Il ne s'agit ici que de la fixation de la valeur initiale de la redevance: voir section 6.4 pour ce qui concerne son évolution future.
Média |
Droits d'auteur et droits voisins (M€) totaux
|
Dont versés aux auteurs, interprètes et contributeurs création (M€)
|
Dont pour consommation privée (M€) hors copie privée et redevances
|
Versés aux auteurs affiliés à l'AGESSA
|
Livre | 470 + 150 pour les cessions | 410 | 394 | 62 |
Photographie | 750 | 20 | 75 | |
Musique | 700 (gestion collective) + 926 (gestion contractuelle) |
386 | 55 | 49 |
Audiovisuel (cinéma, vidéo, TV) |
300 ? | 130 | 30 | 44,5 |
Total gestion collective | 1236 | <250 | ||
TOTAl tous médias | 3000 | <700 | 312 |
En d'autres termes, on garantirait aux auteurs et interprètes que malgré la possible substitution d'échanges non-commerciaux officialisés aux ventes d'œuvres numériques de toutes sortes, le montant total de financement qui leur est redistribué ne diminuerait pas. Le facteur 2 s'explique par les deux autres "quarts" concernant les producteurs, éditeurs et intermédiaires et le soutien à la création et à la diffusion. Comme indiqué dans la légende du schéma 6.1, la répartition aux différents médias des financements destinés au soutien à la création, à la production et aux intermédiaires à valeur ajoutée n'est pas forcément la même que pour la partie rémunération des créateurs.
Certains estimeront que la part des revenus de droits qui risquent d'être impactés négativement par les échanges libres non-commerciaux est limitée. Ils mettront en avant certaines synergies positives entre échanges non-commerciaux et d'autres activités génératrices de revenus de droits (certaines ventes de supports, spectacle vivant). Ils remarqueront en outre que le secteur du livre n'est pas - au moins actuellement - le premier concerné par de possibles effets négatifs sur les revenus des auteurs, alors qu'il représente plus de la moitié des droits distribués en France pour des ventes à l'usager final. D'autres jugeront au contraire que c'est la totalité des droits liés aux ventes d'information qui doit être prise en compte, ne serait-ce que pour rendre possible une croissance du financement de la création. Dans ce dernier cas, il serait nécessaire de collecter une redevance de 1,24 milliards d'euros par an (700 millions d'euros multipliés par 2, moins les 160 millions d'euros de la redevance pour copie privée). Si on estime que seuls 40% des droits actuels risquerait d'être affectés, le besoin ne serait que de 400 millions d'euros par an. Le montant de la redevance s'établirait donc dans une fourchette allant de 2 à 7 € par mois pour chaque foyer abonné au haut-débit aujourd'hui. Si l'on prend en compte la redevance pour copie privée (acquittée pour l'essentiel par les mêmes foyers), le montant mensuel de la contribution à la création se situerait entre 3 et 7,5 €. Quelle que soit l'issue du débat sur son montant et une éventuelle modulation sociale sur conditions de revenus, la faisabilité et l'acceptabilité économique de la redevance ne fait pas de doute.
L'évolution future de la redevance peut être envisagée de deux points de vue : celui des sommes collectées et celui des besoins. Du premier point de vue, l'augmentation du nombre d'abonnés au haut débit fournit une marge de progression (ou au choix de réduction du montant acquitté par chacun). Un chiffre de 16 millions d'abonnés a servi de base à nos calculs. Il s'agit du chiffre minimum à la date de la mise en place possible du financement mutualisé. A partir de ce chiffre une croissance ultérieure est certaine, même si les exemples des pays les plus ``connectés'' laissent à penser qu'une saturation se produira autour de 80% des ménages (ce qui correspondrait à plus de 21 millions d'abonnés).
En ce qui concerne les besoins, deux paramètres fondamentaux sont à prendre en compte:
Le degré auquel il conviendra de compenser une érosion de ressources pour certains médias par d'éventuelles augmentations de redevance ou par une répartition différente entre médias ou au contraire par d'autres mécanismes est une décision essentiellement politique, que les données ci-dessus peuvent au plus informer. C'est pourquoi les questions de gouvernance d'ensemble du mécanisme de financement mutualisé sont essentielles (cf. chapitre 8).
La mutualisation dans un seul pays est-elle possible? A cette question, nous pourrions aisément et sincèrement répondre que l'attractivité de ce mécanisme conduira à une généralisation rapide dans d'autres pays, notamment en Europe. Les propositions existantes par exemple en Suède [47], en Italie [18], en Allemagne [32] ou même dans des pays peu familiers des mécanismes mutualisés comme le Royaume-Uni [29] en témoignent. Mais il faudra bien qu'un pays commence. Plaçons-nous donc dans la situation de ce pays, que nous baptiserons pays A. Comment les usages dans d'autres pays interagissent-ils avec notre mécanisme de financement mutualisé?
Considérons tout d'abord l'upload (la mise à disposition) dans d'autres pays. Les internautes étrangers seront évidemment tentés d'utiliser l'officialisation de la sphère d'échanges hors marché dans le pays A et l'existence de services de qualité dans ce pays: ils mettront des œuvres de leurs propres goûts et répertoires à disposition en utilisant l'immense variété des outils et procédés disponibles. Dans certains cas, cette mise à disposition s'effectuera à partir d'adresses IP ``situées'' dans le pays A. Tout dépendra alors de la situation des œuvres correspondantes: si les ayant-droits (à la redevance) concernés sont représentés dans le pays A, ils bénéficieront de la répartition de son produit. Il s'agira pour eux d'une forme particulière d'exportation (dans le pays A). Cela limitera bien sûr la capacité à contrôler la chronologie des médias d'une façon différenciée selon les pays. Mais comme cette différenciation a principalement servi à rentabiliser d'abord des contenus aux Etats-Unis pour en inonder ensuite le monde entier, il n'est pas certains qu'il faille le regretter. L'acte de mise à disposition effectué à partir du pays B restera illégal, mais les tribunaux de ces pays seront amenés à prendre en compte le fait que les ayant-droits prétendument lésés ont en réalité été rémunérés pour les téléchargements et autres usages effectués dans le pays A. On notera enfin que la précision de la définition du ``hors marché'' est une fois de plus importante pour éviter des effets de bord indésirables.
C'est avec le téléchargement dans d'autres pays que pourraient se poser des problèmes plus complexes. Comme aujourd'hui pour les échanges pair à pair non reconnus, il sera évidemment impossible d'empêcher les internautes du pays B d'accéder aux œuvres incluses dans le financement mutualisé du pays A. Deux questions se posent alors:
En mettant sur la table une proposition constructive de nouveau mécanisme de financement de la création, nous nous attendons à susciter toutes sortes d'objections. Loin de nous l'idée de prétendre les réfuter par avance ces objections: nous en discuterons volontiers avec leurs auteurs. Il existe cependant deux objections récurrentes aux mécanismes mutualisés de type licence globale qu'il serait peu honnête de ne pas discuter dès à présent. La première fait état d'un risque de déstabilisation des filières de production de certains types d' œuvres. La seconde reproche aux financements mutualisés de détruire le potentiel d'un marché futur, de ruiner l'Eldorado des offres dites de téléchargement légal. Une troisième objection émane de cercles tout à fait différents et va sans doute prendre de l'ampleur: ne s'agit-il pas de créer une nouvelle taxe acquittée par tous au profit de quelques uns?
Pour certains médias, la mise en place d'un financement mutualisé redistribué sur la base des usages des œuvres ne suffit pas nécessairement à assurer certaines fonctions essentielles à la création. Pour les nouveaux médias, ce sont souvent les fonctions d'intermédiaires garants de la qualité qui sont difficiles à solvabiliser, sauf pour quelques services dominants. Pour les médias où la production d'une œuvre est coûteuse et demande une organisation complexe (cinéma, audiovisuel, et pour d'autres raisons jeux vidéo), c'est l'existence d'un financement pérenne des fonctions de production qui est mise en doute par certains acteurs.
Nous proposons de discuter l'impact de notre proposition sur un exemple clé: la production cinématographique et plus largement audiovisuelle. Avant de le faire, faisons un petit détour dans le pays cinématographique. On sait qu'il occupe dans l'imaginaire politique et culturel français une place à part. En France plus qu'ailleurs, la production cinématographique a résisté à la montée en puissance de la domination de la télévision et des productions américaines. Ce fut grâce à des politiques publiques diversifiées, soutenues sur l'ensemble de l'échiquier politique mais particulièrement à gauche et bénéficiant d'un large soutien d'opinion. Puis, paradoxalement, au moment où l'emprise de la télévision sur le temps humain commençait à être contestée par de nouvelles activités, le cinéma y a lié son sort en rendant plus de la moitié du financement de la production dépendant des chaînes de télévision. Jointe à d'autres facteurs comme le développement du tournage numérique et de la déclinaison d' œuvres en différents formats, cette dépendance a érodé les frontières des formes et plus généralement des activités. On ne peut plus aujourd'hui considérer production audiovisuelle destinée à la télévision et production cinématographique comme des activités séparées, même si certaines œuvres restent évidemment spécifiques à l'une ou à l'autre. Le caractère paradoxal de cette situation apparaît plus nettement encore si on prend en compte que l'un des buts de l'association de la télévision au financement du cinéma était de compenser la baisse des entrées en salle, alors que ces entrées sont sur une pente positive aujourd'hui [36] en particulier pour les publics les plus usagers d'internet (jeunes de 15 à 24 ans, cadres) et ce malgré le développement explosif de la projection à domicile.
Et les jeux vidéo? Les jeux vidéo ont de nombreuses spécificités: importance de l'investissement amont, nombre d'uvres plus réduit que pour d'autres médias, déconnexion entre l'achat ou l'accès à un jeu et son temps d'utilisation, dépendance de certains jeux à des matériels spécifiques, etc. Il ne semble pas que ces caractéristiques empêchent leur inclusion dans un dispositif de financement mutualisé. Au contraire, cette inclusion pourrait être particulièrement utile pour renforcer la place des créateurs dans la chaîne de valeur, notamment pour tous les jeux destinés aux micro-ordinateurs ou à des plate-formes ouvertes. Par manque de compétence, nous nous sommes abstenus de discuter les adaptations qui seraient nécessaires à une bonne inclusion des jeux vidéo dans nos propositions. On se référera aux réflexions d'Oliver Lejade à ce sujet [31] |
Revenons maintenant à l'économie de la production et au possible impact de la reconnaissance des échanges hors marché sur internet. L'investissement annuel total dans la production d'image animée tous médias cibles inclus est légèrement supérieur à deux milliards d'euros: 1235 millions d'euros en 2007 pour la production audiovisuelle hors cinéma [37] et environ 900 millions d'euros pour la production cinématographique en moyenne ces dernières années [21], ces deux chiffres ne pouvant être mécaniquement ajoutés l'un à l'autre en raison de certains recoupements. Sur ces sommes, 710 millions d'euros sont investis par les diffuseurs pour la production audiovisuelle hors cinéma. Près de la moitié de l'investissement pour la production cinématographique provient également des chaînes de télévision, un bon quart pour les chaînes payantes (c'est à dire principalement Canal+), un peu moins pour les chaînes hertziennes. L'autre moitié des aides à la production provient de sources très diverses: différentes aides publiques, en particulier spécialisées sur certaines fonctions (écriture, production indépendante), d'importantes aides fiscales (SOFICA: sociétés d'investissement dans la production) et des aides régionales croissantes. Un mécanisme mutualisé original, celui de la commission d'avance sur recettes a joué un rôle important qui tend à devenir plus mineur, mais reste une référence qualitative. Bien sûr des financements privés de production jouent aussi un rôle. Ce rôle est notamment important pour certains films à très gros budgets produits par les majors. A l'autre extrémité, certains documentaires doivent leur existence à ce qui reste des producteurs historiques et aux investissements des réalisateurs eux-mêmes. N'oublions pas une autre forme d'investissement privé: le placement de produit qui joue un rôle croissant et particulièrement polluant. Le préfinancement par les ventes DVD ne joue qu'un rôle très mineur en France contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis.
Avec une production totale d'image animée dont 60% du financement provient des chaînes de télévision, un vertige saisit ``la profession'': le scénario du trou noir. ``Internet engloutira tout, les chaînes ne paieront plus pour diffuser des films que chacun peut voir à partir d'internet. La chronologie des médias va disparaître et avec elle l'organisation des financements de la production par préventes.''
C'est en partie faux, en partie vrai mais indépendant des échanges entre individus sur internet, et enfin en partie lié à ces activités.
Pour le faux, arrête-t-on d'écouter la radio parce qu'on peut accéder à la musique par mille autres canaux? Les internautes téléchargeurs vont-ils moins au cinéma que les téléspectateurs passifs? Est-on même sûr qu'ils cessent d'acheter des DVD? L'idée que l'accessibilité libre et gratuite à un contenu par un moyen empêcherait tout accès payant dans d'autres contextes ou sous d'autres formes est démentie par l'expérience. Il est cependant évident qu'elle en limite le potentiel... au moins en comparaison des rêves de certains (cf. section 7.2). L'audiovisuel est dans une situation apparemment différente de la musique: il ne constitue pas l'enregistrement d'une situation de référence (le concert ou la pratique musicale). Créer de la valeur autour des œuvres par des services est donc nécessairement plus indirect pour le cinéma, ce qui n'empêche pas de nombreux succès: la revalorisation de l'expérience de la séance de cinéma et de son environnement, les bonus et autres making-of, le succès des sites d'information sur le cinéma.
Pour le vrai, le déclin de l'emprise de la télévision est une réalité incontournable. Les chaînes tentent de compenser ce déclin en intensifiant la valorisation du temps de cerveau disponible. Avec les opérateurs de téléphonie mobile, ils tentent de conquérir certains temps qui échappaient autrefois à la télévision en développant la télévision mobile. En lien avec d'autres acteurs technologiques, ils tentent de transformer internet en une sorte de télévision, en y généralisant le modèle commercial des revenus publicitaires. Pour le meilleur et pour le pire, la télévision se resserre sur ses formes propres (les séries, l'événementiel, l'actualité, la télé-réalité, les talk-shows, certains types de téléfilms, les programmes courts) et par là a commencé à délaisser le cinéma dans sa programmation. Tout cela est à l' œuvre, que les échanges entre individus sur internet soient reconnus ou pas.
Le modèle du Canal+ d'origine, basé sur l'accès payant personnel à des films non accessibles par d'autres moyens, a déjà perdu de sa solidité. A vrai dire, Canal+ a depuis longtemps diversifié ses offres pour en tenir compte et la télévision par satellite est évidemment plus pérenne. Il y aura donc à terme une érosion d'une source importante de financement (les chaînes payantes sur abonnement) et une érosion plus mineure d'autres sources. Erosion ne veut pas dire engloutissement.
Plus généralement, la chronologie des médias est chahutée. Est-ce à dire qu'elle va disparaître? Le soin que nous avons mis à délimiter la situation dans laquelle une œuvre est considérée comme publique vise à éviter un effet spécifique des échanges sur internet de ce point de vue. Il doit rester possible pour ceux qui investissent dans la production d'une œuvre de garder un contrôle exclusif sur le moment où il la rendent pour la première fois publique (mondialement). Ce contrôle ne pouvant être parfait, ceux qui le violeraient en diffusant de façon prématurée des copies doivent pouvoir être poursuivis comme contrefacteurs ou à d'autres titres (rupture du secret). Une communauté informationnelle pouvant s'instituer comme productrice, elle doit pouvoir garder privée une œuvre en son sein jusqu'au moment où ses membres décident la rendre publique. La projection en salles ne sera pas considérée comme rendant une œuvre publique au sens de la reconnaissance des échanges numériques entre individus. Cette chronologie minimale (non-public puis public) ne permettra bien sûr plus la même succession de différentes sources de revenus, même si l'on pourra maintenir une chronologie plus complexe en jouant sur la qualité. Tout ne s'effondrera pas pour autant. Oui, on peut attirer une audience pour une série française épisode par épisode et la vendre ensuite en Espagne (si son contenu suscite l'intérêt) bien que les épisodes français soient déjà accessibles sur internet.
Malgré cela, l'équilibre actuel du financement de la production va être bousculé, que l'on reconnaisse les échanges hors marché sur internet ou non. Les acteurs les plus exigeants du domaine [21] soulignent que l'organisation actuelle de ces financements n'est pas satisfaisante et que leur dépendance majeure à la télévision est suicidaire pour le cinéma. La redevance associée à la libération des échanges sur internet peut être l'une des sources mobilisées dans une nouvelle organisation du financement de la production audiovisuelle.
Il reste quelques années pour mettre en place les solutions, car cahiers des charges et inertie des pratiques aidant, l'effritement des ressources actuelles sera progressif. Mais il y a urgence à les définir. La vraie différence entre l'acceptation des échanges hors marché entre individus telle que nous l'envisageons et son refus, ce sont des centaines de millions d'euros disponibles ou non pour la production audiovisuelle dans les années à venir et de nouvelles opportunités économiques de services aux échanges entre internautes. Il ne s'agit pas que de quantité. Il s'agit aussi de savoir comment faire survivre et même recréer qualité et diversité dans la production dans ces nouvelles situations. Les usagers d'internet peuvent apporter une contribution originale à cet effort.
A quelle hauteur? Ne sous-estimons pas la réalité des besoins de financement de la production. Certes les médias évoluent du fait même des TIC, de nouvelles formes de création audiovisuelle apparaissent dont les besoins financiers sont bien moindres et qui sont très prometteuses du point de l'appropriation de ces médias par tous. Mais toute l'histoire des médias est celle d'une diversification sans pour autant que les formes d'expression anciennes ne disparaissent dans la plupart des cas. Le cinéma de fiction, le documentaire connaîtront de nouvelles formes, mais celles qui ont sculpté notre vision du monde ne disparaîtront pas pour autant.
Internet, pour mériter sa liberté, devrait-il financer intégralement la production dans différents médias, au premier rang desquels le cinéma et plus généralement l'audiovisuel? Ou même plus, assurer la survie et les taux de profit de tous les acteurs économiques actuels des filières de médias? Ce n'est ni possible, ni nécessaire, ni souhaitable.
C'est impossible pour d'évidentes raisons d'acceptabilité des prélèvements.
C'est inutile, car une grande part des ressources disponibles pour la production le restera et d'autres dispositifs peuvent et doivent être mis en place, en particulier ceux détaillés dans le rapport du Club des 13, par exemple le changement du barème de répartition du fonds de soutien automatique Production, la réaffectation de certaines aides à la distribution aujourd'hui attribuées à des sociétés adossées à un diffuseur et le doublement de la dotation de l'avance sur recettes (seule cette dernière mesure ayant un impact de dépenses publiques). L'innovation ne devra pas s'arrêter là, et la mise en place de mécanismes de souscription publique ou d'intermédiaires compétitifs pour la création audiovisuelle mérite d'être explorée: ces mécanismes donneraient au public motivé un rôle plus direct dans les choix, dans une position où l'on se rendrait compte qu'il peut être porteur de qualité.
Ce n'est enfin pas souhaitable, car les modèles économiques actuels des groupes de médias n'ont rien de sacré. Lorsqu'on arrêtera d'empêcher l'apparition d'une nouvelle ère culturelle, ils pourront affronter le défi de leur survie et de leur croissance.
Une fourchette de financement de l'audiovisuel par la redevance proposée allant de 100 à 200 millions d'euros pourrait constituer un point de départ de discussion, sous réserve que les observations des usages fassent apparaître une place de l'audiovisuel qui le justifie. Pour situer les ordres de grandeur, un montant de ce type correspond aux droits d'auteur et droits voisins totaux collectés par les producteurs, distributeurs et éditeurs. Il correspond également à la totalité des droits d'auteur perçus au titre de la gestion collective pour l'audiovisuel (hors copie privée): 94 millions d'euros en 2006 pour la SACD, 26 millions d'euros pour la PROCIREP (producteurs de cinéma et télévision), auxquels il faut ajouter part des 64 millions d'euros collectés par la SCAM.
Le financement mutualisé que nous envisageons suffira-t-il à lui seul à pérenniser les ressources de la création audiovisuelle à terme? Non, bien sûr. Aucun dispositif unique n'y parviendra. Mais il est l'une des composantes de toute solution crédible.
Les critiques des financements mutualisés et de la reconnaissance des échanges hors marché sur internet ne se contentent pas d'agiter la menace du trou noir. Ils nous accusent de les priver d'un paradis économique: la vente de ce qui ne coûte rien, à savoir la reproduction de l'information numérique.
Il nous faut en retour poser deux questions: cet Eldorado est-il à portée? Et si c'est le cas, à quoi ressemble-t-il? Les promoteurs du ``téléchargement légal'' ne reculent devant aucun effort pour accréditer une réponse positive à la première question. Ils vont jusqu'à distribuer des bons d'achat gratuits dans l'enceinte du Parlement ou jusqu'à convaincre des sociétés amies d'acheter massivement des œuvres numériques (pour les distribuer ensuite gratuitement à leurs consommateurs) de façon à gonfler les statistiques de ventes. Mais soyons sérieux. Il y a quatre situations dans lesquelles on peut vendre de l'information numérique à une époque où chacun est doté des outils qui permettent de la reproduire et de la distribuer:
Les deux derniers modèles ne sont pas des Eldorados, ce sont des marchés, une économie. Certes affronter la réalité et la concurrence est un peu plus dur que de disposer d'un monopole sur la reproduction gratuite de l'information.
Supposons maintenant que nous ayons atteint l'Eldorado. Les droits exclusifs de reproduction et de communication au public sont mis en œuvre grâce à la mise en place obligatoire de la 28ème génération de DRM et de la 21ème génération de filtres de contenus estimés illicites. 99% des personnes les respectent. Quelques récalcitrants parviennent encore à échapper à ce contrôle et sont poursuivis pour l'exemple. Les intellectuels irresponsables qui défendent leurs pratiques sont attaqués pour incitation et encouragement aux violations de droits de propriété intellectuelle. A quoi ressemble la diffusion des œuvres et l'usage qu'en a le public? Les grands éditeurs et distributeurs qui contrôlent en pratique les droits ``d'auteur'' vont-ils soudain mettre sur le marché une offre riche et diverse? Vont-ils pour faire plaisir laisser de grandes libertés d'usage de ces œuvres aux internautes alors que chaque porte entrouverte compromet l'existence de l'Eldorado. Vont-ils tolérer même que se développe un partage volontaire d' œ uvres numériques qui leur fait une concurrence déloyale et ruine l'Eldorado en proposant gratuitement ce qu'ils vendent si bien? Et le public, va-t-il vraiment respecter les droits des créateurs dans une situation où le choix de le faire ou non ne se présente jamais à lui? Il est toujours difficile de prévoir (surtout le futur) mais disons que les indications du présent ne vont pas exactement dans ce sens: concentration de l'offre et de la promotion sur quelques titres, raccourcissement de la durée d'exposition au public des œuvres, contrôle accru de la distribution (y compris pour les productions indépendantes), restriction toujours plus poussée des droits d'usage. ``Tout cela n'est dû qu'à la dureté des temps et aux souffrances que nous causent les pirates'', nous disent les eldoradeurs. Qu'il nous soit permis d'en douter. L'Eldorado, s'il existait, ce serait ``non merci''.
La troisième critique est d'une nature toute différente. Allons-nous créer un nouveau prélèvement (plus ou moins obligatoire puisque l'usage d'internet tend à devenir général) au profit d'un petit nombre de riches bénéficiaires de droits et des intermédiaires qui les gèrent? Rappelons que, tous médias confondus, seuls 8700 auteurs vivants ont des revenus de droits suffisants pour s'affilier à l'AGESSA pour leur retraite et que parmi ceux-ci, 10% touchent plus de la moitié des droits de l'ensemble [13].
Répondre à cet argument suppose de le considérer sous deux angles différents: celui de la justice économique et celui du bien commun. Du premier point de vue, il nous faudra montrer que le produit de la redevance (notamment pour la partie qui concerne la rémunération) conduira à une distribution de revenus aux créateurs plus juste qu'actuellement et ne se traduira pas par des transferts socialement injustes. Du second point de vue, il nous faudra justifier qu'en acquittant la redevance, chacun de nous construit un bien de tous, et que cela en vaut la peine. En d'autres termes, le financement mutualisé ne doit pas seulement être considéré comme un transfert social des poches des internautes vers ceux de créateurs (les deux catégories n'étant pas disjointes, loin de là), mais aussi comme comme une contribution commune à quelque chose de désirable.
La question de la justice de la distribution de la redevance a deux facettes:
On trouvera dans le chapitre 8 nos propositions pour la répartition de la redevance. Comme cette répartition est fondée sur une évaluation des usages, on se référera également au chapitre 9 qui discute de ce point. Anticipons sur les conclusions de ces chapitres: il est possible de répartir la partie rémunération de la redevance de façon beaucoup plus juste que les droits d'auteur actuels. Cette répartition peut s'effectuer sur la base d'une évaluation convaincante de la réalité des usages. Et enfin, le mécanisme sera d'autant plus juste et efficace que l'on évitera la quête dogmatique de la justice parfaite (la mesure de chaque usage de chaque œuvre).
Sans demander au lecteur de nous croire sur parole sur ce qui précède avant d'avoir lu les chapitres qui suivent, nous le prions de considérer l'importance de la seconde facette. L'un des bénéfices les plus marquants de la reconnaissance des échanges hors marché entre individus sur internet, est qu'elle transfère à tous la possibilité de promouvoir une œuvre. Le véritable goulot d'étranglement pour la reconnaissance d' œuvres de qualité (qui sont bien entendu plus nombreuses que celles faisant l'objet d'une promotion intensive) réside dans l'accès à l'attention du public. D'ores et déjà, des études montrent une diversité bien plus importante dans l'attention aux œuvres librement accessibles sur internet que dans l'achat des œuvres propriétaires, pourtant censées être toutes de qualité puisqu'ayant fait l'objet d'une sélection éditoriale [9]. L'existence durable d'échanges ouverts sur internet et la construction progressive d'outils et de services pour la reconnaissance des qualités des œuvres échangées peut conduire à une distribution de revenus plus équilibrée et touchant un nombre élargi de créateurs.
Certains pourraient ne pas se contenter d'une distribution juste de la redevance parmi les créateurs. Ils affirmeraient qu'une redevance acquittée par tous et distribuée aux seuls contributeurs à la création est injuste par nature, ceux-ci constituant un petit groupe de privilégiés. Cette vision est myope. La notion d' œuvre numérique que nous considérons ici est très vaste et une proportion significative de la population y contribue, dont de nombreuses personnes qui n'ont rien de privilégiés, notamment parmi les jeunes créateurs, auteurs ou interprètes. Cependant, le montant maximum suggéré pour la redevance (rémunération + financement de la création) représente 0,07 % du PIB de la France, 0,14 % du total des salaires et charges sociales en France, 33000 salaires moyens annuels (charges sociales incluses), 60 € par salarié ou 23 € par habitant. Même répartie de façon bien plus égalitaire, la contribution de la distribution de la redevance à la réduction des inégalités sociales sera négligeable. Elle peut certes fournir un revenu d'appoint à un nombre significatif de créateurs, mais son sens le plus important est ailleurs: il est dans ce qu'elle rend possible.
Changeons de point de vue. Ne considérons plus la contribution de tous à la rémunération et au financement de la création comme un but, mais comme un moyen: celui de permettre à une sphère d'échanges libres d' œuvres et d'expressions d'exister. L'espace public ainsi construit sera un laboratoire de notre culture. Chacun de nous n'y aimera pas tout ce qu'il y trouvera, loin de là. La construction de l'esprit critique face à une abondance d' œuvres et d'expressions est une tâche fondamentale des décennies qui viennent. L'évaluation critique n'y sera pas un bazar désorganisé. Ceux qui aujourd'hui insistent sur la valeur des fonctions éditoriale et de signalisation de la qualité les y retrouveront sous de nouvelles formes.
Certains considéreront ce nouvel espace en consommateurs, se demandant si ce qu'ils y trouvent justifie le montant de leur contribution (financière). C'est bien le risque que notre culture et notre espace public se doivent de prendre. Gageons cependant que la question se déplacera aussi, et qu'un jour, les mêmes se demanderont ce qu'ils peuvent mettre dans cette sphère publique, pas seulement ce qu'ils peuvent en retirer.
Les deux chapitres qui suivent décrivent le fonctionnement possible de la répartition de la redevance. Qu'on ne s'y trompe pas: lorsqu'elle aura été débattue par les acteurs concernés et sera effectivement mise en pratique, cela sera sans doute avec des modifications significatives.
Il existe des exemples de répartition d'une redevance concernant plusieurs médias, au premier rang desquels celle pour la copie privée. Le fonctionnement de la Commission pour la copie privée présidée par Tristan d'Albis a prouvé qu'il était possible d'aboutir à une répartition, tout en soulevant diverses polémiques. Certaines de ces polémiques n'auraient pas lieu d'être dans le cas de la redevance qui nous occupe: le Conseil d'Etat a justement jugé qu'il n'était pas permis d'asseoir la redevance sur des pratiques illégales [16]. C'est une autre façon de dire que le paiement d'une redevance doit être associé à des droits effectifs pour ceux qui l'acquittent d'effectuer certains actes ou d'obtenir certains résultats. Notre redevance est fondée sur la reconnaissance explicite des échanges hors marché sur internet et ne s'expose donc pas à ce genre de critiques. Le fonctionnement de la commission a aussi été sévèrement jugé du point de vue de la gouvernance démocratique, et le secrétaire d'Etat Eric Besson a formulé différentes propositions pour la réformer [17] qui constituent une bonne source d'inspiration. Les enjeux de la redevance que nous proposons sont nettement supérieurs (financièrement et culturellement) à ceux liés à la copie privée. Il est donc très important que les étapes essentielles que sont la fixation du montant de la redevance et la répartition par médias de son produit se fassent dans un contexte de débat ouvert, de décision consensuelle lorsque c'est possible et d'arbitrage justifié lorsque c'est nécessaire. La représentation des créateurs et ayant-droits d'une part, et des représentants des consommateurs et des usagers d'internet doit être équilibrée dans l'enceinte qui en sera chargée.
Le schéma fig:Organisation-possible-du détaille l'organisation possible du processus de répartition. Les décisions clé doivent se prendre sur la base de données suffisamment objectives et dont la production soit confiée à un organisme indépendant des intérêts concernés. Mais quelle base objective faut-il utiliser? Pour le volet rémunération, les données doivent porter sur l'usage des œuvres. Le seul volume de données échangées sur les réseaux ne peut être représentatif puisqu'il privilégie les médias "consommateurs de débit" par rapport aux médias plus "concentrés". La vraie mesure réside dans les usages effectifs des individus. Un dispositif pour obtenir une vision d'ensemble de ces usages est présenté dans le chapitre 9. L'obtention d'une première vision vraiment complète et robuste prendra deux ou trois ans. Il faudra donc accepter que la fixation initiale du montant de la redevance et de sa répartition par médias se fasse sur la base d'estimations macroscopiques plus approximatives.
Nous avons déjà signalé qu'il n'est pas souhaitable d'utiliser la même répartition par média pour ce qui relève de la rémunération de la création et pour ce qui relève du financement de la production et d'autres intermédiaires à valeur ajoutée. Les débats sur la part à attribuer au soutien au financement de la création dans les différents médias devront avoir lieu dans la commission chargée de la répartition par médias dans la mesure où il s'agit de compromis inter-médias. En revanche, en ce qui concerne la répartition aux différents types d'acteurs (producteurs, intermédiaires à valeur ajoutée, etc.), des travaux en sous-commissions spécifiques pour chaque média seront probablement préférables.
Un autre enseignement de la répartition copie privée est qu'il faut éviter de compliquer la structure déjà très embrouillée de la gestion collective. La part attribuée à un média donné pour la rémunération de la création doit être distribuée par des sociétés de gestion multiples (à cause de la diversité des types de contributeurs, la concurrence possible entre sociétés de gestion et de l'existence de médias composites, comme dans le cas des musiques de films). De ce fait, il est inévitable qu'une société jouant un rôle de caisse de répartition s'intercale entre la commission qui effectue les choix fondamentaux et les sociétés de gestion qui répartissent effectivement le produit. C'est une des raisons qui pousse à fondre la redevance proposée avec celle portant sur la copie privée: on évitera ainsi une multiplication de ces structures relais. L'architecture d'ensemble doit clairement refléter la manière dont les décisions fondamentales sont prises et sur quelle base:
Les deux premiers niveaux devront travailler sur la base de données produites par un observatoire indépendant et recoupables avec celles produites par les chercheurs.
Avant tout, de quels bénéficiaires (et pour quelles œuvres) s'agit-il? La question peut surprendre, puisque nous avons donné plus haut une définition précise des œuvres incluses dans le dispositif, et que ce sont donc a priori tous leurs ayants-droits qui sont concernés. Cependant, dans la mise en œuvre pratique de la répartition, deux cas possibles se présenteront:
Pour les créateurs professionnels, dans la pratique actuelle des industries culturelles, les droits concernés (reproduction et communication numériques) sont fréquemment cédés aux éditeurs ou distributeurs, à des conditions qui font que le reversement effectif de royalties est le plus souvent inexistant. Le financement mutualisé proposé ne pourra pas changer immédiatement cette situation et ce seront donc ces éditeurs et distributeurs qui toucheront dans certains cas la rémunération qui y est associée. On peut cependant penser que la mise en place du financement modifiera progressivement la capacité de négociation dans les contrats en faveur d'une conservation des droits numériques par les créateurs ou d'une meilleure association à la rémunération de droits cédés, notamment pour des médias comme la musique où la cession d'ensemble des droits n'est en rien justifiée par les exigences d'une exploitation efficace.
L'observatoire indépendant chargé de la mesure des usages produit à une périodicité à définir (au minimum tous les ans) une mesure de l'intensité d'usage des œuvres incluses. Le chapitre 9 est tout entier consacré aux moyens utilisés pour cela. En fonction de cette mesure, les sociétés de gestion doivent répartir aux bénéficiaires la part de la redevance qui leur est attribuée. Comment s'effectue cette répartition? Il y a lieu d'ouvrir un débat sur ce plan. Dans l'édition de supports ou les médias de diffusion, il est d'usage que la rémunération évolue plus que proportionnellement par rapport aux ventes ou bénéfices. Cette ``surlinéarité'' est renforcée par des règles comptables qui font qu'en pratiques la plupart des créateurs ne touchent jamais plus que l'acompte qui leur a été consenti. Une rémunération plus que proportionnelle peut avoir certaines justifications dans le cas de l'édition de supports, où les effets d'échelle sont significatifs. Elle n'a aucune raison d'être dans le domaine numérique. A vrai dire, on peut penser qu'une rémunération sous-linéaire (c'est à dire dont le taux décroît avec l'intensité d'usage) serait plus juste et encouragerait la diversité culturelle. Il serait intéressant qu'un débat se développe sur ce plan, et que des sociétés de gestion puissent exister qui affichent leurs bonnes pratiques de rémunération équitable. Il n'est nul besoin d'en décider ici, et l'on supposera pour l'instant que la rémunération est simplement proportionnelle à l'intensité d'usage.
Il faut par contre accepter qu'un minimum de rémunération soit fixé en dessous duquel elle ne sera pas versée. La pertinence d'un seuil minimum est une évidence du point de vue de la maîtrise des coûts de gestion: le paiement de l'impôt sur le revenu n'est ainsi pas réclamé lorsque son montant est inférieur à 50 €. On pourra imaginer fixer un seuil plus bas (par exemple 20 € par bénéficiaire et par période) dans le cas qui nous occupe de façon à élargir autant que possible le bénéfice de la rémunération. Que faire des sommes non versées? On pourra les répartir aux bénéficiaires qui dépassent le seuil, cette répartition n'ayant pas à être proportionnelle: elle pourra être répartie également à tous les bénéficiaires. On poura si l'on préfère les reverser au financement de la création.
Le soutien à la création est couronné de succès lorsqu'il crée un environnement favorable à l'ensemble des activités humaines qui la rendent possible, de la conception à la diffusion, de la production à la critique ou à la mémoire en passant par la formation. La grande valeur du rapport du Club des 13 [21], c'est qu'il adopte ce regard d'ensemble tout en traitant de façon très concrète et pertinente chacune des activités concernées. Cela ne s'improvise pas. Il faut du temps pour construire des formes de soutien adapté à chaque média et à différentes formes d'œuvres ou d'activités pour chacun. On peut penser que la mise en place de nouvelles sources de financement pour la création et son environnement doit nécessairement être progressive. Cela pousserait à une montée en charge sur plusieurs années de ce volet (et de la part de la redevance qui lui correspond). Il faudrait alors prendre en compte les différentes maturités des réflexions dans différents secteurs. Il faudra en débattre lors de la mise en place du financement mutualisé proposé.
Que pouvons-nous en dire dès à présent? D'abord réfléchir à quels types de fonds, d'organismes et de sélection des projets mérite d'être mis en place. On sait ce que l'on ne veut pas. Les sociétés de gestion collective de droits le disent elles-mêmes : leur capacité à piloter l'usage de fonds de soutien est limitée, ce qui ne signifie pas qu'elles n'aient aucun rôle à jouer, par exemple pour le soutien à l'événementiel comme les festivals ou les expositions.
Certains médias ou types d' œuvres disposent déjà de mécanismes de soutien très divers, comme le cinéma et la production audiovisuelle. Il conviendra alors sans doute d'abonder ceux-ci, tout en profitant de l'occasion offerte par la disponibilité de nouveaux fonds pour rénover les formes de soutien. Mais cette amplification et réforme de l'existant ne doit pas cacher non plus le besoin de soutenir les formes d'expression ``natives'' à internet, par exemples la création de programmes courts ou les nouvelles formes de documentaires. Ces secteurs se caractérisent en général par l'existence d'un organisme de tutelle d'ensemble (par exemple le CNC) qui sont le lieu naturel d'organisation et d'évaluation des mécanismes de soutien et interagissent avec les autres niveaux géographiques d'intervention (régions pour le cinéma et l'audiovisuel). A l'heure actuelle, sous pression de groupes d'intérêt et du Ministère de tutelle (ou simplement épousant leurs vues), ces organismes s'opposent aux orientations proposées dans ce livre. Il changeront vite d'avis quand la porte sera entrouverte.
Pour certains médias comme la musique, le besoin de soutien porte surtout sur l'environnement de la création: pour qu'il y ait de la musique, il faut avant tout qu'il y a des musiciens, des lieux où la musique vit, des groupes qui réunissent ceux qui partagent et mûrissent des projets de création (les labels indépendants des musiques nouvelles jouent ce rôle), des communautés informationnelles où amateurs de musique et créateurs interagissent. Ce type de soutien ``environnemental'' est difficile à mettre en place dans des cadres institutionnels. On pourra penser à des outils comme les intermédiaires compétitifs où un volant de soutien pourra être confié à différents intermédiaires en fonction des politiques qu'ils affichent pour l'usage des fonds. Qui en fera le choix? Le confier à ceux qui acquittent la redevance complexifierait sa collecte et intéresserait sans doute une proportion réduite des internautes. Le confier aux bénéficiaires de la part rémunération de la redevance risquerait d'encourager la reproduction ou amplification de l'existant. Il faudrait sans doute parvenir à mobiliser dans ce choix une population intermédiaire entre ces deux extrêmes. Encore faut-il que les intermédiaires existent. Dans ces certains secteurs, c'est déjà le cas avec par exemple de fédérations de labels musicaux reconnues comme légitimes par les acteurs d'un genre. Dans d'autres cas, la maturation sera plus lente.
Le soutien environnemental a généralement besoin d'un complément d'action politique, en particulier lorsqu'existe un fort contrôle de la distribution et de la promotion. Nous avons déjà souligné que l'existence même des échanges sur internet agira puissamment pour lever les goulots d'étranglement liés au contrôle d'acteurs dominants ou à des caractéristiques de la distribution. Mais si les échanges sur internet peuvent beaucoup pour rendre les œuvres accessibles au public, ils ne garantissent pas à eux seuls une synergie avec la vente de biens et services. Lorsque des dizaines de milliers de personnes téléchargent la version électronique d'un livre sur internet, des centaines ou des milliers d'entre elles souhaitent en acheter la version papier. Cependant, ce souhait ne se traduira que très partiellement en réalité si l'ouvrage a disparu un mois après sa parution des rayons à cause des règles de trésorerie sur les retours aux éditeurs.
Le lecteur aura compris que l'organisation du volet soutien à la création et à son environnement de notre proposition demande un travail poussé qui ne pourra être conduit que par les acteurs de chaque domaine. Qu'on en installe la possibilité et la mobilisation des acteurs de la création dans la conception et le fonctionnement des fonds de soutien en fera un succès. Par acteurs nous entendons ici les individus dont les activités et les métiers contribuent à la création et à son usage. Leur participation s'entend intuitu personæ (en leur nom propre, non comme représentants d'intérêts économiques).
Les opposants à de nouvelles formes de licence globale ont souvent mis en avant l'impossibilité d'obtenir une base de répartition en raison des limites de l'observation des usages. Cette objection est très amusante. Ses auteurs sont par ailleurs des promoteurs de la loi Olivennes / Création et internet. Ils affirment donc qu'il sera possible de détecter dans le gigantesque fouillis de toutes les transmissions sur internet celles qui violent les droits d'auteur pour avertir ou réprimer des internautes. Cela dans une situation où ces internautes auraient toutes les raisons de cacher ce qu'ils font. Par contre il serait impossible d'acquérir une vision correcte des usages lorsque l'intérêt de chacun est que ces usages reconnus comme légitimes soient correctement mesurés. Il y a dans la cécité de cet argument un témoignage de la véritable auto-intoxication que se sont infligés certains industriels du contenu. Ils ont tellement internalisé l'idée que les internautes et consommateurs étaient leurs ennemis qu'ils ne peuvent même plus imaginer une situation dans laquelle les intérêts seraient communs. Il ne leur vient même pas à l'esprit que les internautes pourraient, dans le respect du caractère personnel de leurs usages, être mis à contribution pour aider à la répartition juste d'une rémunération.
Comment peut-on donc mesurer les usages des œuvres sans intrusion dans la vie privée, sans risque de fraude significative et en assurant que les œuvres dont l'usage est réduit mais risque de donner lieu à rémunération sont bien prises en compte? La proposition détaillée ici n'est sans doute que l'une des réponses possibles à ces questions, mais certaines de ses bases se retrouveront dans toute proposition crédible.
Rappelons que l'usage des œuvres ne doit être mesuré que lorsque l'un de leurs auteurs a soumis les informations nécessaires. Le premier composant de tout système de mesure porte sur l'identification des œuvres concernées. Il nous fournira une première illustration de comment, dans un système dont chacun bénéficie, des approches simples peuvent fonctionner. Un standard international existe pour l'identification des objets numériques, le DOI (pour Digital Object Identifier, ou identifiant numérique d'objet [39]). En parallèle de nombreux systèmes existent pour des catégories d' œuvres particulières. Les caractéristiques du DOI sont pleinement adaptées à une utilisation dans un système de rémunération pour un ensemble d' œuvres très diverses: il est tout à fait agnostique vis à vis de la nature des oeuvres; la production et la gestion des identifiants y sont distribuées; il permet une association durable et dynamique entre l'objet numérique et une adresse web (par exemple). Des identifiants différents peuvent s'appliquer à plusieurs niveaux d'une œuvre composite, ce qui permet par exemple de définir un identifiant pour un blog personnel, indépendant des identifiants de chacune des entrées. Cette caractéristique se révélera précieuse en permettant de considérer du point de vue de la rémunération une série d' œuvres, alors que l'usage de chacune risquerait de passer en dessous du seuil de mesure. Ce type de regroupement ne sera possible que pour des séries qui constituent bien des sous-ensembles d'une œuvre accessible à une même ``adresse''.
L'usage du DOI soulève cependant certaines inquiétudes parce qu'il ne s'agit pas d'une norme ouverte: certains brevets prétendent s'y appliquer. Ces brevets sont évidemment contestables dans leur validité, comme brevets informationnels en Europe et du fait du prior art aux Etats-Unis. Le DOI n'est présenté ici que comme exemple d'un mode d'identification volontaire pertinent pour nos besoins.
La soumission d'une œuvre par un adhérent au système de rémunération consiste donc simplement à fournir l'identifiant correspondant ou à en obtenir un de la part de l'observatoire des usages. La présomption de titularité s'appliquera (on supposera que le déclarant est de bonne foi), mais le registre de toutes les œuvres incluses sera publiquement accessible selon des modalités permettant à chacun de vérifier que ses propres œuvres n'y ont pas été introduites frauduleusement.
Il n'est pas question, heureusement, de mesurer l'usage réel des œuvres effectué par chacun. Un tel rêve ne pouvait apparaître que dans l'esprit de ceux qui ont oublié l'humain pour ne se préoccuper que de la réalisation d'un totalitarisme de la valeur économique. Les mesures porteront forcément sur des proxys, c'est à dire que l'on mesurera d'autres grandeurs qui sont des indicateurs des usages. Il s'agira, par exemple, des téléchargements (download ou upload), des écoutes ou visionnages en streaming, de la création de liens vers des fichiers d'oeuvres ou d'autres formes de référence, etc. Il sera utile de disposer d'une estimation de la relation entre les valeurs mesurées et les usages effectifs, notamment pour informer les décisions sur la répartition par médias. A l'opposé, pour la répartition de la rémunération dans un média donné, il n'est pas forcément pertinent de vouloir à tout prix coller aux temps d'usage des individus, même s'il est techniquement possible d'y remonter grâce aux mêmes données. Les proxys reposant sur l'accès, l'échange ou la référence sont en réalité plus adéquats. Ainsi l'économie actuelle des biens et services culturels repose - heureusement - sur l'accès et non sur les usages individuels.
Le système de mesure proposé est centré sur un grand panel permanent d'internautes. Ceux-ci sont des volontaires qui acceptent d'installer des plug-ins (de petits logiciels s'ajoutant à un logiciel déjà existant) à leur navigateur web, à des logiciels clients de protocoles pair à pair ou à des logiciels d'accès à des groupes de news, etc. Ces modules recueillent et transmettent des informations strictement anonymes sur l'accès ou usage des œuvres (plus exactement les proxys décrits plus haut). Ces informations ne contiennent pas d'adresses IP ou toute autre information permettant de remonter à l'identité des internautes). Pour qu'une confiance puisse exister dans l'absence de transmission de données personnelles, les plug-ins de mesure seront des logiciels libres et un processus d'étude permanente de la sécurité du dispositif devra être mis en place. Un élément clé est que le système qui reçoit les informations sur les usages n'en utilise à chaque instant qu'une proportion: un échantillonnage aléatoire est effectué qui fait que l'information produite par chaque membre du panel n'est utilisée que pour 5% choisis aléatoirement. Mais qu'entendons-nous par grand panel? Dans notre évaluation de la qualité des informations produites par le système de mesure, nous avons envisagé trois tailles: vingt mille, deux cent mille et un million de membres. Pour ceux qui trouveraient peu crédible d'imaginer un dispositif avec un million de participants volontaires, rappelons que des systèmes comme SETI@HOME, qui supposaient de laisser s'exécuter sur sa machine des programmes de calcul écrits par des tiers, ont eu des millions de participants.
L'observation globale du trafic joue un rôle clé dans les approches répressives de l'utilisation des oeuvres. Les choses sont différentes dans un contexte de reconnaissance des usages, où les internautes n'ont pas à se cacher, mais au contraire peuvent souhaiter que la redevance (qu'ils acquittent de toute façon) soit aussi bien répartie que possible. On peut assigner à l'observation globale du trafic une fonction beaucoup plus mineure et raisonnable: une modeste contribution à la détection de fraudes éventuelles (voir plus bas) et une évaluation du biais introduit par le caractère volontaire de la participation au panel d'internautes. Sur ce dernier point, un biais détecté qui montrerait un volume et une répartition d'usages différents dans le panel n'aurait rien d'étonnant. Il resterait cependant à décider si ce biais doit être corrigé ou accepté.
Ce sera l'une des missions de l'observatoire des usages que de se livrer à des enquêtes périodiques (tous les deux ans par exemple au début) pour étudier les usages réels sur un échantillon représentatif suffisant d'internautes et mettre ces usages réels en relation avec ce qu'aurait été la mesure des proxys si elle avait porté sur le même échantillon. Par usages réels, rappelons que pour la plupart des médias, il faut entendre les budgets temps consacrés à toutes les formes d'usages des œuvres par l'ensemble des individus composant un foyer acquittant la redevance. Certains médias comme la photographie ou les jeux vidéo demandent des traitements spécifiques. Ces études informeront les décisions portant sur la répartition de la redevance entre médias. La répartition aux bénéficiaires pourra être corrigée en fonction du biais des proxys mesurés par rapport aux usages s'il apparaissait des effets pervers de l'utilisation des seuls proxys. La nature exacte de cette correction demanderait alors une décision négociée: certains jugeront que différentes formes d'usages du temps ne sont pas forcément équivalentes.
La connaissance des usages résultant de ces études fournira également un savoir précieux (pour tous les acteurs concernés) sur les pratiques culturelles. Les études pourront donc porter en parallèle sur les pratiques culturelles autres que les échanges hors marché sur internet de façon à mieux comprendre leurs évolutions. Bien évidemment, l'indépendance de l'observatoire des usages de tout groupe d'intérêt économique est un élément clé de la crédibilité de ces études.
Deux épouvantails ont été agités pour rejeter le principe même d'une rémunération associée à l'observation d'usages libres: le risque de fraudes et l'impossibilité de mesurer l'usage d'oeuvres peu populaires ou à popularité émergente.
Le risque de fraude mis en avant consiste en la simulation d'usages de façon à faire monter les mesures et à obtenir ainsi une rémunération indue. On notera que des acteurs importants sont familiers de la lutte contre ce type de fraude et ont rodé des méthodes efficaces pour les contrer. Deux types de fraudes sont à considérer: la fraude artisanale et la fraude à grande échelle. La première est aisée à contrer par de simples filtres sur la réception des données transmises par les plug-ins de mesures d'usages. Comme ce filtrage s'effectue entièrement du côté réception dans l'observatoire des usages, il n'est pas nécessaire d'empêcher les usagers de modifier les plug-ins. Une sécurité essentielle est introduite par le fait que les données émises par un usager ne sont prises en compte qu'avec une probabilité de 5% (95% sont ignorées). Cela donne au dispositif une résistance à la fraude bien supérieure à tout système reposant sur la mesure exhaustive des usages, sans compromettre la mesure des œuvres à popularité réduite mais suffisante pour contribuer à une rémunération.
La situation est différente pour une fraude organisée qui reposerait sur l'inscription massive automatique d'adhérents fictifs au dispositif. Une fraude de ce type peut être prévenue par les moyens classiques pour empêcher l'inscription par des ``robots'' à des services web. Si des logiciels parvenaient à contourner ces précautions, ils pourraient théoriquement passer au travers de la double sécurité que représente l'échantillonnage temporel aléatoire et le filtrage des profils d'usage excessif. Mais une telle fraude est assez complexe et coûteuse et ne serait ``intéressante'' à mettre en place que si elle génère des revenus significatifs donc un volume considérable de signaux d'usage. De ce fait, elle court un grand risque d'être détectée. L'une des fonctions assignée à l'observation générale du trafic sera de faciliter la détection de possibles fraudes automatisées. A vrai dire, le scénario d'une fraude par jeu de hackers mathématiciens parait plus probable que celui de personnes motivées par les revenus qui en résulteraient. La fraude à une telle rémunération constitue un délit grave, pour lequel des peines dissuasives existent, qui contrairement aux sanctions visant des internautes pour des activités sans but de profit pourront être appliquées sans susciter l'indignation publique.
Une situation intermédiaire est celle d'une fraude concertée entre individus. Des personnes réelles enregistrées au dispositif se mettraient d'accord pour influer sur la rémunération d' œuvres ou de catégories d' œuvres particulières. La faiblesse de ce type de fraude est que pour avoir un effet perceptible sans être filtrée par le récepteur de données, elle devrait organiser à une concertation à une échelle importante (plusieurs centaines de personnes au moins) qui rend très improbable qu'elle passe inaperçue.
En mesurant 5% des activités d'un grand panel d'internautes, pouvons-nous vraiment mesurer l'usage d'œuvres à popularité limitée (mais pouvant conduire à une rémunération)? Il se trouve que nous pouvons le modéliser de façon assez rigoureuse. Avertissement: il y a un tout petit peu de mathématiques, mais le raisonnement est accessible à tout un chacun. Le premier point consiste à se fixer un objectif raisonnable: dans l'ensemble immense des œuvres rendues publiques et échangées sur internet, à partir de quel seuil d'usage est-il nécessaire de garantir qu'elles n'échapperont pas à la mesure? Rappelons d'abord qu'il ne s'agit ici que de mesures relatives à l'intérieur d'un média. La répartition entre médias se fait sur d'autres critères et les mesures de proxys d'usage seront par nature incomparables d'un média à l'autre. Plaçons nous donc dans le cadre d'un média particulier, et reprenons le graphique de la distribution des usages en fonction de la popularité des œuvres.
Les valeurs de paramètres que nous avons choisies ici correspondent à une répartition très diverse de l'attention des internautes. Il y a bien sûr des œuvres ``stars'' (c'est une caractéristique de toute culture que certaines productions y soient reconnues par le très grand nombre). Mais les 5% les plus populaires ne recueillent ``que'' 44% des usages, alors que pour certaines formes d'édition cela peut aller jusqu'à 95%. La zone la plus importante est celle que Hervé Le Crosnier a désigné par l'appellation très judicieuse de zone de la diversité culturelle. Il s'agit des œuvres qui lorsqu'elles peuvent atteindre un public sont, du fait que certaines personnes ont déjà reconnu leurs qualités, des candidates à l'attention d'un public plus large. Ce sont aussi celles que les critiques des financements mutualisés ont appelé ``émergentes'' et dont ils ont affirmé qu'ils ne serait pas possible d'en observer l'usage. Nous avons choisi de les modéliser ici en traçant une droite de pente -1, c'est à dire en considérant, au-delà des stars, un pourcentage d' œuvres qui soit égal au pourcentage d'usages qu'elles reçoivent. Dans notre exemple, il s'agit du tiers des œuvres dont la popularité suit celle des stars. Elles recueillent aussi au total un tiers des usages.
Et celles qui suivent, la très longue traîne? Elles contiennent sans doute aussi des œuvres qui mériteraient l'attention. On verra que l'usage d'une partie significative d'entre elles sera en réalité détecté. Mais leur niveau d'usage est tel que leurs auteurs n'en percevront qu'une rémunération faible (et se situeront donc peut-être en dessous du seuil de versement de la rémunération).
Quel est le seuil de niveau d'usage qui correspond à la fin de la zone de la diversité culturelle? Pour des univers d' œuvres de taille réaliste, il se situe à un peu plus de la moitié de l'usage moyen des œuvres. Ainsi, s'il y a au total 100 000 oeuvres incluses dans le mécanisme de financement (pour le média considéré), il faudra être capable de détecter celles qui reçoivent au moins ème des usages. Les chiffres restent très similaires pour des échelles supérieures. Si nous considérons un média avec un million d' œuvres et le même niveau (élevé) de diversité d'attention, les 5% de stars recueillent 45,5% des usages, et la zone de la diversité culturelle n'en représente plus ``que'' 32% (320 000 œuvres). Le seuil d'usage que nous devrons être capable de détecter est toujours d'un peu plus de la moitié de l'usage moyen (55% dans ce cas).
Maintenant, pour savoir si nous sommes capables de détecter ce niveau d'usage, il nous faut nous demander quel est le niveau d'usage total des oeuvres dans la population de tous les internautes. Nous ne serons bien sûr capables de l'estimer qu'approximativement et d'une façon qui dépend des médias. Mais un ordre de grandeur sera déjà utile. Un élément positif est qu'au fur et à mesure de la montée d'un internet encore plus efficace et où les échanges seront légalisés, les usages s'effectueront de plus en plus directement sur celui-ci, et des proxys d'usage fiables seront donc aisés à enregistrer.
Prenons l'un de ces médias temporels, en supposant qu'il y a un million d' œuvres incluses dans le mécanisme, et que 15 proxys d'usage sont capturables en moyenne par jour et par internaute pour ce média. S'il y a 30 millions d'internautes, le niveau moyen des proxys d'usage d'une oeuvre par an dans toute la population des internautes est de:
.
Nous pratiquons un double échantillonnage: d'une part en ne considérant qu'un panel de volontaires, même si celui-ci peut-être de taille importante, et d'autre part en ignorant 95% de l'information que chacun de ces volontaires transmet. Ces deux échantillonnages ne doivent pas être considérés comme partie d'un échantillonnage unique. Le premier, celui qui résulte de la composition du panel, doit être considéré avec attention. Il n'est pas nécessaire que l'attention portée aux œuvres dans ce panel soit identique à celle de la population générale, mais son niveau de diversité doit être suffisant pour ne pas compromettre la mesure. L'établissement d'un seuil rigoureux pour le nombre de participants demanderait de connaître la distribution d'attention aux œuvres pour les individus et la variance de celle-ci dans des groupes. Mais on peut être très tranquille si un panel de 200000 personnes est mis en place (ce qui parait largement atteignable, après une période de rodage). Prenons en effet une œuvre qui se situe juste au seuil de détection. Elle fait l'objet d'environ 92400 usages par an (56% de 165000). En moyenne, elle fera donc l'objet de
usages dans le panel.
L'échantillonnage aléatoire de 5% des données transmises par chaque internaute du panel pouvant être non biaisé, la probabilité de présence de cette œuvre dans les mesures est proche de 1 et le nombre d'usages mesuré est assez précis. Le lecteur pourra considérer une variété d'hypothèses concernant les médias, le nombre d' œuvres, le niveau d'usage moyen d'une œuvre, la diversité d'attention, la taille et la représentativité du panel pour vérifier que cette robustesse est bien présente dans tous les cas réalistes, à condition que le niveau d'usage reste en proportion avec le nombre des œuvres. Rappelons qu'il ne faut pas confondre les usages qui sont mesurés avec des achats: il y a de nombreux usages pour ce qui aurait constitué un seul acte d'achat dans l'économie des supports. Même avec seulement 20 000 internautes dans le panel, on élargirait déjà de façon importante la connaissance et la rémunération des usages par rapport aux mécanismes actuels.
Et au fait, combien rapporte aux auteurs une œuvre qui se situe juste au seuil de détection? Dans notre exemple, si l'on suppose que la part rémunération du financement pour le média concerné est de 30 millions d'euros (il s'agirait d'une média mineur), ce sera environ:
où 30 € représente la rémunération disponible par œuvre, le niveau d'usage par rapport à l'usage moyen et est une estimation de la proportion des usages totaux détectés par l'observation (cette proportion est en pratique supérieure à celle des usages dont nous avons souhaité garantir la détection). Une œuvre se situant dans les plus populaires de la zone de la diversité culturelle (juste après les 5% de stars) donnerait lieu dans nos hypothèses à une rémunération de l'ordre de 140 € par an. La dix-millième œuvre par ordre de popularité décroissante serait rémunérée à hauteur de 470 €, la millième à hauteur de 2490 € et la centième recevrait une rémunération brute de l'ordre de 13900 €.
Puisque nous parlons de rémunération brute et de frais de gestion, combien la mesure des usages va-t-elle coûter? Il n'est pas question ici de chiffrer précisément un budget, mais simplement d'estimer un ordre de grandeur. Trois types de coûts sont à prendre en compte: les deux volets de l'activité de l'observatoire des usages et le coût de la répartition (commissions effectuant la répartition par médias et gérant les aides à la création, contrôle par l'Etat, gestion spécifique induite par la répartition pour les sociétés de gestion).
Les enquêtes périodiques sur les usages que nous avons envisagées à une périodicité annuelle ou bisannuelle sont coûteuses. Elles doivent porter sur un groupe nombreux, passent par un suivi assez long pour être sûr de bien capturer la diversité des usages, et nécessitent de grandes précautions pour éviter les biais de mesure. Un budget de plusieurs millions d'euros est nécessaire. Le résultat de ces études sera cependant si précieux pour la connaissance scientifique et le guidage de l'action publique qu'il conviendrait de les mettre en place même en l'absence d'un financement mutualisé. L'activité de l'observatoire des usages pour le panel d'internautes volontaires et pour l'observation de trafic demandera encore plus de ressources. Des équipes solides d'informaticiens, de statisticiens, de spécialistes de la sécurité de l'information et d'analystes des pratiques culturelles devront être constituées. Quand à la répartition et la gestion des fonds, il faut rompre avec une certaine démagogie qui pousse à considérer tous les frais de gestion comme des gaspillages. Lorsque la gestion contribue à l'équité et à l'efficacité de l'usage des fonds, elle constitue une pratique noble et utile. Quoiqu'il en soit du montant exact des coûts d'ensemble du dispositif, il parait possible de le faire fonctionner avec un pourcentage de frais de gestion inférieur à 7% pour la part rémunération et se situant à un niveau plus réduit pour la part aide à la création.
Nous sommes en 2018. Les échanges hors marché sur internet entre individus sont pleinement reconnus et un financement mutualisé de la création par les internautes est en place. Nul n'aurait pu prévoir les péripéties rocambolesques qui ont débloqué une situation apparemment inextricable. Certains acteurs qui s'étaient arc-boutés sur leurs oppositions sont devenus des défenseurs ardents de la nouvelle licence. Ceux qui en faisaient la proposition en 2005 ou en 2008 avaient suggéré quatre chemins possibles pour son introduction. Tous ont bien joué un rôle, mais leurs croisements étaient imprévisibles.
C'est l'acteur qu'on oublie toujours: chacun de nous. Rien ne serait arrivé si des producteurs de contenu et des créateurs n'avaient pas commencé à autoriser eux-mêmes le partage de leurs œuvres. Ce mouvement est aussi ancien que l'internet. A vrai dire, lorsqu'il s'agissait de certaines expressions propres à internet, il n'était même pas venu à l'idée des contributeurs qu'il puisse en être autrement. Mais une grande étape fut franchie lorsque ce qui se faisait devint conscient. La production des premières licences autorisant au minimum le partage hors marché fut une étape clé au tournant du millénaire. Des dizaines de millions de photographies et d'expressions textuelles s'échangeaient librement en 2008 sur les réseaux.
Les productions classiques d'autres médias comme ceux de l'image animée connaissaient un moindre développement du partage volontaire. Pour la musique, un univers dual s'était développé, avec d'un côté des jeunes créateurs jouant la carte du partage volontaire et de l'autre des créateurs déjà reconnus prisonniers de la gestion propriétaire. Cette situation s'expliquait par deux facteurs. Les sociétés de gestion collective forçaient les acteurs du partage volontaire sur internet à renoncer à leurs services pour la gestion des autres droits qui représentaient l'essentiel des revenus potentiels. Mais dès 2008, elles renoncèrent les unes après les autres à cet abus de pouvoir, et il devint possible pour des artistes de choisir le partage volontaire sur internet tout en continuant à bénéficier de la gestion collective par exemple pour la radio, la télévision ou l'utilisation des œuvres dans le spectacle vivant. Cependant, un autre obstacle empêchait la généralisation du partage volontaire: les initiatives décentralisées ont de grandes difficultés à organiser un retour de revenus pour des usages dispersés. Pour des médias considérés comme complètement hors marché, cela ne posait pas de problème. Mais pour les médias où la production d'une œuvre est coûteuse et ceux où l'accès à l'attention du public est contrôlé par les éditeurs et distributeurs, le partage volontaire des productions de qualité restait marginal.
Certains auteurs [46] avaient proposé une désintermédiation totale dans laquelle la possibilité d'envoyer de l'argent aux artistes existerait lors de l'accès aux œuvres (sans être liée à un contrôle d'accès ou d'usage). Cette possibilité se développera sans doute, mais elle souffre des limites de tout mécanisme basé sur les micro-paiements [44].
L'initiative sociétale a ainsi pu montrer la voie et prouver les bénéfices du partage numérique en le mettant en œuvre volontairement, mais elle ne pouvait pas tout faire seule. Deux domaines échappent à son action: l'établissement du cadre juridique et les mécanismes macro-économiques.
Les sociétés de gestion collective ont longtemps été profondément partagées. Certaines d'entre elles (représentant principalement des interprètes) furent parmi les initiateurs des premières propositions de licence globale. D'autres, bien plus bruyantes, ont longtemps compté parmi les opposants les plus actifs à ces propositions. Il s'agit en particulier des sociétés qui réunissent auteurs et éditeurs. Ces sociétés ont longtemps été dominées par l'alliance des éditeurs avec une minorité de créateurs auxquels une valeur déjà prouvée donnait du poids. Dans cette situation, certains doutaient du principe même de la gestion collective, soulignant des dérives de gestion ou de gouvernance.
Ces critiques étaient à courte vue. La répartition du produit de licences à portée générale est en effet irremplaçable pour coupler l'univers de l'information avec l'économie sans créer des contrôles inacceptables ou des transactions pénibles. Cette répartition suppose une organisation qui est une forme de gestion collective. Allions nous réinventer la roue? Seulement si l'obstination des sociétés de gestion ne laissait pas d'autres choix.
Les sociétés de gestion, outre qu'elles sont soumises à un contrôle de l'Etat, ont des comptes à rendre à leurs sociétaires. Leur démocratie est souvent censitaire en fait si ce n'est en droit, mais elles ne peuvent prendre le risque de s'aliéner massivement leurs membres. Parmi ceux qui les gèrent et qui parlent au nom des auteurs, nombreux étaient ceux qui critiquaient vertement en public les défenseurs des licences globales tout en s'affirmant par ailleurs soucieux d'explorer avec eux leurs propositions. Elles se tenaient par la barbichette, mais lorsqu'une des ``résistantes'' changea de camp, ce fut la ruée.
C'est l'un des mystères de ce dossier. Des politiques culturelles au but noble, parfois couronnées de succès, se retrouvèrent 20 ans plus tard auxiliaires des intérêts même dont elles avaient au départ voulu contester l'hégémonie. On confondait l'économie de la culture avec les modèles commerciaux d'un certain type d'industries culturelles. La tradition du droit d'auteur, pourtant diverse et ouverte à des modes d'application variables dans son histoire, était devenue dogme de droits absolus qui valaient surtout pour ceux à qui les auteurs avaient cédé leurs droits. Les lois s'empilaient pour boucher le dernier trou on vous assure, celui que la dernière loi avait oublié, celui que le conseil constitutionnel n'avait pas compris. Des efforts démesurés tentaient d'influencer les réglementations européennes pour y faire place à des concepts de base-ball qu'on prenait pour des idées françaises.
Mais l'Etat a des ressorts mystérieux. On croit le souci de l'intérêt public évaporé et voilà qu'il ressurgit. Tel rédacteur de la partie `` numérique'' du rapport Attali (favorable à une licence pour les échanges sur internet) se retrouvait un jour promu au cabinet du ministre chargé du développement de l'économie numérique. Bien sûr il y avait quelques hoquets sur la route du progrès, et le voilà sitôt éjecté pour y réfléchir ailleurs. Les derniers temps, le gouvernement n'avait qu'une voix: on n'en parle pas, personne n'en veut. C'est ainsi qu'on annonce les changements qui viennent. Oh, l'Etat n'allait pas changer brutalement sa position. Mais il laissa le débat s'élargir, la légitimité des propositions se bâtir à travers des commissions, des études, des débats.
Au parlement, on délibère. Il y a une sorte de magie à cet exercice. Pour peu qu'on secoue un peu la boîte, de façon à ce qu'il y ait du jeu, la délibération fait son effet. Les arguments travaillent les esprits. On s'énerve face à la fermeture d'esprit. L'esprit de contradiction pousse certains à questionner, le bonheur de porter une vision nouvelle en anime d'autres. On porte attention à ceux dont la voix ne pénètre pas dans les cabinets de ministères mais dont le vote s'exprime dans les isoloirs. Conservateur sur d'autres sujets, on se veut innovant sur celui-là. Cela ne se produit pas à tous les coups, mais il y a une mémoire, et certains sujets deviennent propices aux surprises.
Est-ce bien de là que le changement est venu ou d'ailleurs? Chères lectrices et chers lecteurs, il vous faudra un peu de patience pour le vérifier et beaucoup d'énergie pour le provoquer.
Ce livre a été écrit en utilisant les logiciels libres Lyx (www.lyx.org) et Latex (http://www.latex-project.org/). Les graphiques ont été produits au moyen du logiciel libre Inkscape (http://www.inkscape.org/).
Les logiciels Python utilisés pour les modèles statistiques sont sous licence GNU GPLv3 (ou toute version ultérieure), http://www.gnu.org/licenses/gpl-3.0.htmlet peuvent être téléchargés sur la page écrits du blog de l'auteur, http://paigrain.debatpublic.net/?page_id=11.
Les juges eux-mêmes ont fréquemment affiché leur scepticisme face aux affirmations des éditeurs selon lesquels tout échange non autorisé résulterait en un manque à gagner. C'est une des raisons qui poussent les groupes d'intérêt correspondants à demander dans le projet d'accord commercial ACTA des dispositions [28] qui officialiseraient leur interprétation et les dispenseraient d'avoir à prouver leurs affirmations. Le débat n'est donc pas près d'être clos. Plutôt que d'attendre le débouché d'une controverse sur ce qui est en train de se passer et qui est clairement insatisfaisant, ne vaudrait-il pas mieux discuter de ce qui pourrait être une bonne solution ?
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