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Mesdames, Messieurs, la répétition des crises politiques n'est que le signe du mal profond dont souffre le pays

[…]

Quelles responsabilités pèsent donc sur nous si – comme mon patriotisme en a la foi et comme ma raison en a la certitude – il est en notre pouvoir d'arrêter le pays sur la pente fatale et d'opérer le redressement que le monde entier attend, dont le monde entier et la paix ont besoin, et de restituer à la France sa prospérité, son rang et les moyens d'accomplir sa mission !

Si l'enjeu ne peut plus être ignoré, si l'urgence de l'action est devenue évidente, l'incertitude subsiste dans les esprits sur la nature de l'action à entreprendre. Comme on l'a observé, des majorités de composition différente se dégagent sur chacune des grandes questions ; parfois même, il n'y a de majorité que pour repousser toute solution positive.

Or, c'est ma conviction que les principaux problèmes français doivent être considérés comme un tout, que leur solution est une. [...] La cause fondamentale des maux qui accablent le pays, c'est la multiplicité et le poids des tâches qu'il entend assumer à la fois : reconstruction, modernisation et équi­pement, développement des pays d'outre-mer, amélioration du niveau de vie et réformes sociales, exportations, guerre en Indochine, grande et puissante armée en Europe, etc. Or, l'événement a confirmé ce que la réflexion permettait de prévoir : on ne peut pas tout faire à la fois. Gouverner, c'est choisir, si difficiles que soient les choix.

Choisir, cela ne veut pas dire forcément éliminer ceci ou cela, mais réduire ici et parfois augmenter ; en d'autres termes, fixer des rangs de priorité.

Certes, il faut accroître dans la mesure du possible la masse des biens produits, de manière à pouvoir accomplir davantage, faire face effectivement à plus de demandes que celles que nous parvenons à satisfaire actuellement. Ce sera un objectif primordial de mon programme, et j'y reviendrai longuement.

Mais, en attendant, ne disposant que de moyens limités, nous devons soigneusement veiller à les affecter aux objets essentiels, à éliminer ce qui est moins important au profit de ce qui l'est davantage. Dans tous les domaines, nous aurons à transférer l'effort de l'improductif au productif, du moins utile au plus utile. Ce sera la règle d'or de notre redressement, règle universelle valable pour les activités privées comme pour le secteur public. [...]

Sans nous dissimuler que le désarmement général – que nous ne désespérons pas de voir se réaliser – ouvrira seul les voies aux grands progrès économiques et sociaux, nous plaçant sur le terrain des réalités immédiates, il nous faut, à l'instar de nos alliés, et pour ne pas sacrifier tout progrès économique et tout progrès social, comprimer nos dépenses militaires en les comprimant et en les aménageant. (Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et sur divers bancs au centre.) [...]

Mesdames, Messieurs, la France consacre aujourd'hui une fraction considérable de ses ressources militaires en hommes, en matériels et en crédits. C'est autant qui est retiré à l'Europe et c'est là un choix que nous avons fait, peut-être involontairement. Mais est-ce le bon ? Beaucoup de patriotes s'interrogent qui redoutent qu'un jour la force militaire allemande, une fois de plus, surclasse la nôtre.

Chacun reconnaît qu'il est devenu impérieux d'alléger le fardeau que nous impose la continuation de la guerre d'Indochine. L'une des tâches du représentant de la France aux Bermudes sera de rappeler à nos Alliés qu'elle fait peser sur nos épaules des charges écrasantes et qu'elle ronge les forces vives de la Nation. Compte tenu de l'évolution générale des événements d'Asie, il leur soumettra un plan précis en vue de résoudre ce douloureux conflit. Je vous rendrai compte aussitôt après des positions qui auront été prises par mon gouvernement.

L'Assemblée comprendra, j'en suis sûr, que, dans la position où je me trouve et à l'heure où nous sommes, il serait de ma part d'une coupable légèreté de donner plus de précisions sur la question de l'Indochine. (Applaudissements sur divers bancs.)

J'en ai ainsi terminé avec l'étude de la compression des charges publiques et des problèmes si importants qui y sont liés.

Il me faut maintenant considérer le secteur privé, et cela dans la même perspective, avec le même souci de promouvoir la productivité dans l'ensemble de notre pays. Là encore nous constatons beaucoup de mauvaises utilisations des ressources nationales, beaucoup de gaspillages. [...]

La réforme fiscale associée à une politique sélective du crédit fournira les moyens d'une action visant le double objectif de la justice et de la productivité. [...]

Il n'y a pas de remise en ordre valable sans remise au travail, pas d'équilibre concevable sans expansion. Il est assurément singulier qu'à l'heure actuelle, en même temps que couve et menace l'inflation, dont il faut nous défendre, l'activité se soit ralentie dans de larges secteurs de notre économie.

[…]

Je m'interdis de faire aux travailleurs des promesses que je ne pourrai pas tenir. Si notre production demeurait au niveau actuel, une plus équitable répartition des revenus serait le seul moyen d'améliorer leur sort. Le spectacle d'inégalités criantes nous fait un devoir d'y recourir ; mais, ce que ces corrections de répartition peuvent donner est forcément très insuffisant lorsque l'on évoque les besoins.

Il faut donc accroître la masse des biens à répartir. Le sous-emploi des ressources et de la main-d'œuvre est un défi à la raison et un défi à la souffrance humaine. [...]

Certains préconisent l'augmentation du crédit. Il existe des secteurs dans lesquels elle est souhaitable et même nécessaire. Mais il ne doit pas en résulter un accroissement du volume global de la demande. [...]

La rigueur financière est donc la condition de l'expansion économique. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et sur divers bancs au centre et à l'extrême droite.)

Elle l'est aussi bien d'une politique sociale efficace. [...]

La promesse du plein emploi figure dans notre Constitution. Et ce serait pour moi une cause de fierté si, au cours de mon passage au pouvoir, je pouvais contribuer à en faire une réalité.

Pour ranimer l'économie, pour atteindre le plein emploi, nous aurons principalement recours à deux moyens : le développement des exportations, d'une part, celui de la construction, d'autre part. [...]

En dehors de ces deux grands stimulants, dont l'un servira l'indépendance nationale, dont l'autre servira la paix sociale, nous réserverons aux investissements productifs – ceux des particuliers comme ceux de l'État – une place importante. L'investissement n'est pas seulement la condition nécessaire du développement de la production, il est le gage de l'avenir de la France qui ne saurait piétiner sans déchoir, tandis que ses concurrents et ses rivaux marchent à pas de géant.

Au premier rang des investissements nécessaires, je place ceux de l'agriculture, car c'est la vocation d'un pays comme la France d'être une grande Nation agricole et une grande Nation exportatrice des produits de la terre. Est-il admissible que la balance de notre commerce extérieur alimentaire soit déficitaire, alors que les possibilités de notre sol sont si grandes ? Ce fut l'une de nos erreurs d'après-guerre de n'avoir pas fait un effort suffisant pour moderniser, pour équiper un secteur cependant capital de notre économie. (Applaudissements à gauche, au centre, et sur de nombreux bancs à droite et à l'extrême droite.) [...]

L'équipement de l'industrie est essentiel, lui aussi. La mise en œuvre de la Communauté de l'Acier et du Charbon rend certains investissements obligatoires. Si nous ne voulons pas voir nos produits trop chers éliminés du marché commun, il serait criminel de poursuivre l'intégration économique de l'Europe sans nous mettre en état de soutenir la concurrence de nos voisins. (Applaudissements sur quelques bancs à gauche et à l'extrême droite.) [...]

D'autres investissements, enfin, s'imposent car la France ne s'arrête pas aux portes de la Méditerranée. Au-delà, des populations dont la Constitution de 1946 a consacré – s'il en était besoin – l'intégration dans la République française attendent la réalisation de leur équipement.

Leurs espoirs, comme leurs intérêts, sont les nôtres ; si nous voulons maintenir notre niveau de vie, notre indépendance, nos formes propres de civilisation, la métropole seule ne constitue plus une base suffisante.

Renoncer en fait, pour avoir hésité devant les choix nécessaires, à des possibilités résultant de conditions aussi favorables que la proximité des territoires européen et africain, l'absence des problèmes insolubles que pose ailleurs la coexistence de civilisations différentes, la présence de richesses extraordinaires dont l'évolution de la technique permet maintenant la mise en valeur – renoncer à tout cela serait commettre une faute impardonnable à l'égard de la jeunesse, celle d'Afrique comme celle de la métropole. (Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et au centre.)

Il n'est pas possible d'évoquer ce bloc compact que constitue la France métropolitaine et africaine, sans parler de deux pays constamment présents au premier rang de nos préoccupations et de notre cœur. Sans doute, le développement économique du Maroc et de la Tunisie ne suffira pas à la solution des problèmes politiques qui s'y posent. Il y contribuera puissamment par le progrès social qui en découle et parce qu'il fournit la meilleure preuve de services éminents rendus par la présence française. C'est bien pourquoi il ne saurait être question de renoncer à notre mission. Celle-ci est avant tout de rester fidèles à nous-mêmes, à notre idéal de justice, aux promesses que nous avons faites aux jeunes populations qui ont eu foi en notre parole. Nous avons promis de mettre le plus vite possible leurs pays en état de gérer leurs propres affaires, sans que d'ailleurs puissent être contestés la présence et les droits de ceux sans le travail et les efforts desquels ils n'auraient pas connu les progrès qui font aujourd'hui l'admiration des juges les plus sévères. (...)

Mesdames, Messieurs, je viens de décrire à grands traits les objectifs que nous devons poursuivre. Leur réalisation nécessite des moyens, et ces moyens, vous seuls pouvez les accorder aux hommes que vous en jugerez dignes.

Je ne me dissimule pas, et je ne vous dissimule pas la difficulté de réaliser des réformes. Ce n'est pas un hasard si, dans l'histoire, les réformes ont toujours été si difficiles que d'aucuns estiment qu'il faut une révolution pour y parvenir. Ce n'est pas mon sentiment. Un pays démocratique où la majorité doit avoir la prépondérance peut réaliser pacifiquement et dans l'ordre ce qui est dans l'intérêt du plus grand nombre, dans l'intérêt de la Nation.

Je ne m'étendrai pas aujourd'hui sur la réforme constitutionnelle. [...] Je demanderai au Parlement, seul juge en la matière, d'examiner très prochainement la réforme constitutionnelle si souvent annoncée, si souvent promise et si souvent ajournée.

Mais le succès du programme d'action économique et sociale que j'ai défini dépend de l'adoption d'un ensemble de mesures étroitement coordonnées et rapidement prises. [...]

Ces mesures, je vous demande de les réaliser par décrets. Ceux-ci ne deviendront définitifs qu'après leur ratification par le Parlement. Ils seront, en attendant, provisoirement exécutoires. (Rires et exclamations à l'extrême gauche. – Mouvements divers – Applaudissements sur divers bancs à gauche et sur quelques bancs au centre et à l'extrême droite.)

Les dispositions qui vous seront soumises ne dérogeront pas aux prescriptions fondamentales de la Constitution. Le Parlement est et demeure le juge souverain de la politique du gouvernement et des mesures qui permettent de la réaliser. [...]

Le projet qui vous sera présenté au début de la semaine prochaine se différencie nettement des décrets-lois qui furent votés dans le cadre de la Constitution de 1875. Il s'en distingue par son but et par les limitations qu'il fixe aux pouvoirs du gouvernement.

Les décrets d'avant-guerre tendaient à modifier la direction des affaires publiques sans restriction ni limite. Mon projet visera à permettre aux Pouvoirs publics de surmonter des difficultés que chacun espère temporaires. Son but est de donner au gouvernement les pouvoirs qui lui sont présentement indispensables pour atteindre les objectifs que le Parlement lui assigne en souscrivant à un programme d'action qui sera annexé à la loi constituant un contrat précis entre le Parlement et le gouvernement. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et sur divers bancs au centre et à l'extrême droite.) [...]

Sur ce point, vous répondrez sans ambiguïté. Vous avez le droit de ne pas m'accorder l'investiture. Avant de vous prononcer ce soir, vous avez le droit, et sans doute même le devoir, de m'interroger minutieusement sur mes intentions, sur mon programme. Mais si vous décidez que ce programme correspond aux nécessités du salut public, qu'il peut contribuer à sauver la France de ses difficultés, alors vous serez engagés. Chacun de ceux, parmi vous, qui auront voté blanc ce soir devra suivre le gouvernement dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, tant que le gouvernement lui-même n'aura pas trahi ses engagements. (Applaudissements sur certains bancs à gauche, sur plusieurs bancs au centre et sur quelques bancs à droite et à l'extrême droite.)

Une Conférence internationale, d'une extrême importance, aura lieu dans peu de semaines. Il n'est pas concevable qu'un gouvernement constitué demain, soit renversé d'ici là. Si l'Assemblée nationale m'investit, elle s'oblige par là même à m'accorder, dans les jours qui viennent, les pouvoirs étendus que je lui demanderai.

Je connais les scrupules respectables de ceux qui hésiteront à me faire une aussi large confiance. Je les comprendrai s'ils ne me suivent pas tout à l'heure. Mais, lorsque, par leur vote, ils m'auront chargé de constituer le gou­vernement selon les termes de la présente déclaration, ils ne pourraient plus révoquer, jusqu'à la réunion des Bermudes, le pacte intervenu entre nous, sans porter par là même un coup grave à la représentation et à la défense des intérêts du pays. (Applaudissements sur certains bancs à gauche, sur plusieurs bancs au centre et sur quelques bancs à droite et à l'extrême droite.) [...]

Aucun pays, aussi glorieuse que soit son histoire, ne peut fonder son autorité sur le respect qu'inspire son passé. (« Très bien ! Très bien! » à gauche.) Les sacrifices acceptés ou les batailles gagnées autrefois sont pour nous un exemple mais ne peuvent pas être la monnaie de notre diplomatie. (Applaudissements à gauche et sur quelques bancs au centre et à l'extrême droite.)

Même si nos Alliés ont le tact de ne pas nous le rappeler, nous devons savoir qu'aussi longtemps que la France devra compter sur une aide extérieure pour faire face à ses échéances, aussi long­temps que son armée sera équipée aux deux tiers par des dons, aussi longtemps qu'elle mènera une guerre dont le coût financier est payé par moitié par une puissance amie, aussi longtemps que prévaudront ces conditions - qu'aucun de nous n'accepterait dans sa vie privée ou professionnelle (« Très bien ! Très bien! » à gauche), la France ne sera pas en mesure d'apporter sa pleine con­tribution à l'équilibre international. (Vifs applaudissements à gauche, au centre, à l'extrême droite et sur quelques bancs à droite.) [...]

La solidarité morale, la communauté d'idéal, la reconnaissance que nous conservons à l'égard de ceux qui ont combattu pour notre Libération et en particulier, des États-Unis, ne doivent plus être entachés d'une dépendance à laquelle il est de l'intérêt de mettre fin. (Applaudissements sur divers bancs à gauche, au centre, à droite et à l'extrême droite.)

La politique étrangère de la France, c'est donc d'abord son redressement intérieur. C'est ensuite la recherche de solutions communes avec les autres Nations d'Europe, qui ont à faire face aux mêmes difficultés.

Ces idées ne sont pas neuves, mais les événements nous ont détournés de leur inspiration première qui était celle du plan Marshall. Les Ėtats-Unis et nous-mêmes avions fixé à ce programme généreux un but simple, magnifique et nécessaire : la création d'une Communauté européenne qui soit suffisamment large et cohérente pour atteindre envers le monde extérieur son indépendance économique. [...]

J'ai déploré, comme beaucoup d'entre vous, que les ministres de chacun des pays d'Europe se soient présentés en file indienne devant la nouvelle administration américaine dans les deux derniers mois. Bien sûr, la tentation est forte d'essayer par une habile diplomatie et des contacts personnels d'obtenir quelques avantages particuliers, de s'installer un peu mieux que le voisin dans la générosité américaine. Mais, est-ce ainsi qu'on fera l'Europe ? (Vifs applaudissements à gauche, au centre, à l'extrême droite et sur plusieurs bancs à droite.) Et comment surtout chacune de nos Nations pourrait-elle conserver son autorité ? D'ailleurs, l'Amérique elle-même souhaite que les Européens établissent leurs plans en commun avant d'en négocier certaines parties avec elle. C'est le bon sens et c'est la seule voie du salut. Les pays d'Europe ne résoudront leurs problèmes que s'ils ont la volonté de le faire ensemble.

Notre pensée va tout naturellement à nos amis anglais. L'exemple étonnant – inoubliable pour ceux qui en ont été les témoins –, l'exemple de vigueur et de cohésion que le peuple britannique a donné au monde dans les années de guerre, il a réussi ce nouveau miracle de le donner encore dans les années de paix. (Vifs applaudissements à gauche, au centre, à droite et à l'extrême droite.) [...]

La France et l'Angleterre peuvent non seulement créer ensemble une Communauté européenne solidaire, mais elles ont la chance de pouvoir appuyer cette Europe sur de vastes territoires d'outre-mer. (Applaudissements à gauche, au centre et sur de nombreux bancs à droite et à l'extrême droite.)

Cet ensemble peut, si nous savons l'orienter vers une large expansion économique, équilibrer ses échanges avec l'extérieur, trouver ainsi les bases saines d'une grande politique, et devenir une nouvelle force de paix.

La construction de l'Europe sera, nous le savons, une tâche longue et difficile. Mais dès maintenant, ni la France ni l'Europe n'ont rien à craindre d'une large négociation internationale. [...]

Dans peu de semaines, le chef du gouvernement français devra apporter, aux Bermudes, des idées claires, loyalement affirmées, fondées sur la certitude que la France entreprend enfin l'effort intérieur nécessaire à son redressement.

La France doit limiter ses objectifs, mais les atteindre ; fixer sa politique, peut-être moins ambitieuse que certains le désireraient, mais s'y tenir. Notre but ne doit pas être de donner l'illusion de la grandeur, mais de refaire une Nation dont la parole soit entendue et respectée. (Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et au centre et sur quelques bancs à droite et à l'extrême droite.)

La nécessité n'en apparaît nulle part autant qu'à propos du problème de l'armée européenne, l'un des plus graves de ceux qui se posent aujourd'hui au Parlement et au gouvernement. Ce n'est pas sur la base de nos préférences, ou même de nos inquiétudes que nous pouvons le traiter ici ; c'est sur la base de faits qu'il n'est plus en notre pouvoir de modifier.

C'est un fait qu'il existe en Europe de l'Est une force militaire importante. C'est un fait qu'un réarmement de l'Europe occidentale est devenu nécessaire dans l'intérêt même de la paix ; on a pu discuter de son volume, et je l'ai fait moi-même ; mais personne, dans les partis nationaux, n'a contesté qu'il faille créer des moyens de défendre et de consolider la paix. C'est un fait encore que, dans ces conditions, le problème d'un réarmement allemand et de ses limites et modalités éventuelles s'est posé.

Sur ce dernier point, particulièrement douloureux pour un ancien combattant, le Parlement a émis des votes successifs parfaitement cohérents. À plusieurs reprises – sous réserve de conditions sur lesquelles il faudra revenir –, il a proclamé que, plutôt que de voir reconstituer une armée allemande indépendante, il préférait voir créer une force internationale qui incorporerait les contingents allemands. Il a considéré, en outre, que la réconciliation définitive de la France et de l'Allemagne, que nous souhaitons tous avec une égale et parfaite sincérité, serait ainsi mieux servie. [...]

On s'est demandé si le gouvernement poserait ou non, le moment venu, la question de confiance. L'objet est trop grave pour qu'un gouvernement ait le droit de s'en désintéresser. Quelle serait son autorité, au-dehors et au-dedans, si, mettant souvent son existence en jeu à propos de matières secondaires, il renonçait à exercer son influence dans les domaines qui touchent le destin même de la Nation ? (Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et sur divers bancs au centre el à l'extrême droite.)

Mais le Parlement se prononcera sur l'armée européenne en toute liberté. Nous entrons dans une période constitutionnelle nouvelle dans laquelle une crise ministérielle implique, pour l'exécutif, le droit de demander la dissolution de l'Assemblée nationale. Le respect de la dignité de l'Assemblée exige que le gouvernement s'interdise d'user d'un moyen de pression intolérable dans ce cas, parce que susceptible de fausser la décision.

Si le gouvernement que je formerais avec votre assentiment, venait à se trouver en désaccord avec l'Assemblée sur l'armée européenne et s'il était renversé, il ne se prévaudrait pas – j'en prends l'engagement sans réserve – des droits constitutionnels qui lui permettraient de demander la dissolution de l'Assemblée. Cette dernière se prononcera donc dans la plénitude d'une totale indépendance. (Mouvements divers. – Applaudissements sur divers bancs à gauche, au centre, à droite et à l'extrême droite.)

Mesdames, Messieurs, mes explications ont été longues. C'était inévitable. Ma mission était de décrire une situation, d'établir un diagnostic, de tracer un programme. [...]

Puisque, pour exécuter ce programme, je vous ai demandé des pouvoirs que je crois indispensables, il fallait que l'Assemblée et le pays sachent exactement l'usage qu'en ferait le gouvernement. Ainsi le veut le principe démocratique. Le républicain que je suis ne le conçoit pas autrement.

Je vous ai montré la voie ardue – la seule, j'en suis sûr – qui mène au sommet, et je vous ai dit les grands horizons qu'on y trouve.

D'aucuns assureront qu'il y a, pour s'y rendre, d'autres sentiers, ombragés et faciles ; en d'autres termes que, dans mon programme, on peut laisser de côté ce qui est dur pour ne retenir que ce qui est agréable. Ils ne font confiance ni au bon sens, ni à l'énergie, ni au courage de la Nation. Ce sont des pessimistes.

Parler le langage de la vérité, c'est le propre des véritables optimistes, et je suis optimiste, moi qui pense que ce pays accepte la vérité, qu'il est prêt à prendre la résolution inflexible de guérir, et qu'alors il guérira.

Mais comment le ferait-il si nous-mêmes nous ne faisons pas notre devoir, tout notre devoir ? Et c'est bien pourquoi il me faut votre collaboration complète et durable.

Cette collaboration entre Parlement et gouvernement exclut que, de part et d'autre, on finasse, on dissimule. Je n'ai pas rusé avec la difficulté, ni fardé ce que je crois être la vérité. Réciproque­ment, j'ai le droit de vous demander autre chose qu'une demi-adhésion ou une demi-décision. La politique que j'ai décrite constitue un bloc. En accepter une partie, en refuser une autre c'est rendre le tout inefficace, c'est rendre inutile la part de discipline et d'effort à laquelle on consent. Il vaut mieux repousser le tout dès aujourd'hui, ouvertement, que de se contenter, une fois encore, d'une tentative partielle et, par conséquent, inutile et démoralisante. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et sur divers bancs au centre.)

Votre vote de ce soir doit avoir une signification claire. [...]

L'Assemblée est juge sans appel de l'action gouvernementale ; mais un gouvernement ne saurait remplir sa mission s'il est assailli journellement dans cette enceinte, si ses membres et son chef sont contraints de consacrer leurs efforts et leur temps à d'innombrables discussions trop souvent stériles. [...]

Mesdames, Messieurs, permettez-moi d'exprimer ici un sentiment personnel. Depuis que je m'intéresse à la vie publique, trois hommes ont laissé une place ineffaçable dans ma pensée. Tout jeune, j'admirais en Raymond Poincaré l'homme d'État, digne de la France qu'il gouvernait. Député, j'étais appelé par Léon Blum à faire partie de son second ministère ; une vague d'enthousiasme populaire exaltait sa générosité et son intelligence. Et cinq ans plus tard, c'est le général de Gaulle, symbole de la continuité française et animateur de la Résistance, qui, ordonnant ma mutation, m'appelait auprès de lui, au gouvernement d'Alger.

Pourquoi suis-je amené à associer, à cette heure émouvante pour moi, les noms de ces hommes si différents ? C'est sans doute parce que, sous le signe de l'amour de la patrie, leur exemple signifiait le dévouement au bien public el le sens de l'État. (Vifs applaudissements à gauche, à l'extrême droite et sur de nombreux bancs au centre et à droite.)

Si je n'obtiens pas la décision que je sollicite de l'Assemblée, sans joie en toute sérénité, je n'en ressentirai nulle amertume. Je resterai persuadé que j'ai servi la patrie en faisant entendre de cette tribune des vérités qui finiront, de toute manière, par prévaloir. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et sur plusieurs bancs au centre et à l'extrême droite.)

La seule question est de savoir si vous les ferez prévaloir aujourd'hui, dans un esprit de patriotisme désintéressé, ou bien si elles s'improviseront plus tard, après des souffrances nouvel­les que nous pouvons éviter, que nous devons éviter. [...]

Pensons à cette jeunesse anxieuse dont le destin est le véritable enjeu de nos débats, à ce pays inquiet qui nous observe et qui nous juge. Travaillons ensemble à lui rendre la foi, les forces, la vigueur qui assureront son redressement et sa rénovation.

Soyez assurés qu'une fois guéri, loin de vous reprocher votre rigueur et votre courage, il vous sera reconnaissant de l'avoir éclairé et de lui avoir montré le chemin de son salut, (Vifs applaudissements prolongés à gauche, sur de très nombreux bancs au centre et à l'extrême droite et sur divers bancs à droite.)

 


« Gouverner c’est choisir », Discours de Pierre Mendès-France à l’Assemblée nationale : 3 juin 1953. Source : Assemblée nationale.

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